DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BONASIA ET POZZI c. ITALIE
(Requête no 62156/00)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2008
DÉFINITIF
08/10/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bonasia et Pozzi c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
Luigi Ferrari Bravo, juge ad hoc,
et de Sally Dollé, greffière de section.
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62156/00) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet Etat, Mme L. B. et M. M P. (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») le 4 août 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Mes R. V. et F. U., avocats à Bergame. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par ses agents, MM. U. Leanza et I.M. Braguglia, et son coagent, M. V. Esposito.
3. A la suite du déport de M. V. Zagrebelsky, juge élu au titre de l’Italie (article 28), le Gouvernement a désigné M. L. Ferrari Bravo comme juge ad hoc pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
4. Le 5 décembre 2000, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1961 et 1962 et résident à Bergame.
A. La procédure principale
6. Le 15 décembre 1992, les requérants assignèrent M. P.S., M. B.S. et la société S. devant le tribunal de Bergame (R.G. no 5543/92), afin d’obtenir réparation des dommages résultant d’un accident de la route, qu’ils évaluaient à environ 13 236 000 lires (ITL) [6 835,82 euros (EUR)].
Le 25 février 1993, lors de la première audience, le juge déclara défaillants MM. P.S. et B.S. Des huit audiences fixées entre le 9 décembre 1993 et le 3 mars 1999, une fut renvoyée en raison de l’absence des requérants, deux d’office, deux concernaient le dépôt de documents et leur examen et une pour la tentative de règlement amiable en cours.
7. Le 24 mars 1999, les parties parvinrent à la conclusion d’un règlement amiable. Deux audiences plus tard, en raison de l’absence continue des parties, l’affaire fut rayée du rôle.
B. La procédure « Pinto »
8. Le 27 septembre 2001, les requérants saisirent la cour d’appel de Venise conformément à la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée de la procédure décrite ci-dessus. Ils demandèrent à la cour de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’Etat italien au dédommagement des préjudices matériels et moraux subis.
9. Par une décision du 13 décembre 2001, dont le texte fut déposé au greffe le 10 janvier 2002, la cour d’appel évalua la procédure jusqu’au 24 mars 1999 (date du règlement amiable) et constata le dépassement d’une durée raisonnable. Elle rejeta la demande relative au dommage matériel au motif qu’il n’avait pas été prouvé, accorda 3 000 000 ITL (1 549,37 EUR) en équité à chaque requérant comme réparation du dommage moral et 1 850 000 ITL (955,45 EUR) au total pour frais et dépens.
10. Le 19 octobre 2002, le ministère de la Justice forma un pourvoi en en cassation, auquel les requérants firent opposition.
Par un arrêt du 4 décembre 2006, dont le texte fut déposé au greffe le 16 mars 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi et confirma la décision litigieuse.
11. Les sommes accordées en exécution de la décision de la cour d’appel « Pinto » avaient été payées le 16 décembre 2002.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. Le droit et la pratique internes pertinents concernant la durée des procédures figurent dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
13. Les requérants allèguent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. Ils considèrent en outre que le montant accordé par la cour d’appel de Venise à titre de dommage moral à l’issue de la procédure « Pinto » n’est pas suffisant pour réparer le dommage causé par la violation de l’article 6.
Cet article est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
14. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
15. Après avoir examiné les faits de la cause et les arguments des parties, la Cour estime, à lumière de la jurisprudence établie en la matière (entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, §§ 26-31, 5 juin 2007), que le redressement s’est révélé insuffisant et que les requérants peuvent toujours se prétendre « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention.
16. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
17. La Cour estime que la période à considérer s’étend du 15 décembre 1992, jour de l’introduction de l’action par les requérants devant le tribunal de Bergame, jusqu’au 24 mars 1999, date de la signature du règlement amiable. Elle a donc duré six ans et trois mois pour un degré de juridiction.
18. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
19. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
21. Les requérants évaluent le préjudice moral à 50 000 000 lires (ITL) [25 822,84 EUR] chacun.
22. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
23. La Cour estime qu’elle aurait pu accorder aux requérants, en l’absence de voies de recours internes et compte tenu de l’enjeu du litige, la somme de 6 000 EUR chacun. Le fait que la cour d’appel de Venise ait octroyé à chaque requérant 25,8 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu’elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue 1 150 EUR à chaque requérant.
B. Frais et dépens
24. Les requérants demandent le remboursement de 1 200 EUR pour frais et dépens relatifs à la procédure « Pinto » et s’en remettent à la sagesse de la Cour pour ceux encourus devant elle.
25. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
Quant aux frais et dépens devant la cour d’appel de Venise, la Cour estime raisonnable la somme allouée par l’instance interne, compte tenu de la durée et de la complexité de la procédure « Pinto ». Elle rejette donc la demande. Quant aux frais et dépens encourus devant elle, la Cour estime que dans le cadre de la préparation de la présente requête, certains frais ont dû être encourus. Dès lors, statuant en équité, elle juge raisonnable d’octroyer à chaque requérant 1 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
26. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à chaque requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 1 150 EUR (mille cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2008 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente