TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BOHNENSCHUH c. ROUMANIE
(Requête no 14427/05)
ARRÊT
STRASBOURG
27 octobre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Bohnenschuh c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra,
Ann Power, juges,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 14427/05) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants allemands, Mme T. B. et M. F. B. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 avril 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me I. D. M., avocat à Timisoara. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants alléguaient en particulier une violation de leur droit au respect de leurs biens, en raison du défaut de paiement de l'indemnisation à laquelle ils ont droit en vertu de la loi no 10/2001.
4. Le 13 mars 2008, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
5. Le gouvernement allemand, auquel une copie de la requête a été communiquée par la Cour en vertu de l'article 44 § 1 a) du règlement, n'a pas souhaité présenter son point de vue sur l'affaire.
6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. Les requérants, un couple marié, sont nés respectivement en 1939 et 1936 et résident à Lugoj.
8. La mère de la requérante était propriétaire d'un bien immobilier composé d'une maison et d'un terrain de 672 m2, situé à Lugoj, au no 6, rue Pandurilor. Le 30 novembre 1984, ce bien fut nationalisé en vertu du décret no 223/1974.
9. Le 19 janvier 1996, l'Etat vendit le bien à P.N. et P.S., qui l'habitaient en tant que locataires.
10. Le 27 juin 2001, s'appuyant sur les dispositions de la loi no 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'Etat entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 (« la loi no 10/2001 »), la mère de la requérante adressa à la municipalité de Lugoj une demande de restitution du bien immobilier. Le 23 juillet 2002, la municipalité de Lugoj rejeta la demande et lui alloua une indemnité de 464 828 194 anciens lei roumains (ROL), soit 14 872 euros (EUR) à l'époque des faits. Elle ne contesta pas cette décision devant les juridictions compétentes. Cette indemnité ne lui fut jamais versée.
11. Le 16 août 2002, la mère de la requérante introduisit contre l'Etat et P.N. et P.S. une action en annulation du contrat de vente conclu le 19 janvier 1996, en faisant valoir que le bien avait été nationalisé abusivement et que sa vente était illégale. Par un arrêt définitif du 9 novembre 2004, la cour d'appel de Timisoara rejeta l'action en constatant la bonne foi des parties lors de sa conclusion.
12. Le 9 février 2005, la mère de la requérante décéda et les requérants furent reconnus comme ses seuls héritiers.
13. A ce jour, les requérants n'ont pas perçu d'indemnité pour leurs biens.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
14. Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Matache et autres c. Roumanie (no 38113/02, §§ 14¬17, 19 octobre 2006) et Radu c. Roumanie (no 13309/03, §§ 18-20, 20 juillet 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION RELATIVE AU DROIT DES REQUÉRANTS DE PERCEVOIR UNE INDEMNISATION
15. Les requérants allèguent que l'impossibilité dans laquelle ils se trouvent d'obtenir une indemnisation effective pour leurs biens nationalisés a enfreint leur droit de propriété. Ils invoquent l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
16. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
17. Le Gouvernement ne conteste pas la situation de fait.
18. Il fait une présentation détaillée du fonctionnement de la loi no 10/2001 et de l'organisme de placement collectif en valeurs mobilières « Proprietatea » établi en vertu de cette loi (pour de plus amples informations, voir l'arrêt Radu précité, § 20, 20 juillet 2006). Il insiste sur le fait que les requérants ont fait usage de la possibilité de s'adresser aux autorités administratives afin de se voir accorder une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001.
19. Selon le Gouvernement, le mécanisme mis en place par cette loi, telle que modifiée par la loi no 247/2005, par la création du fonds Proprietatea, est de nature à offrir aux intéressés une indemnisation correspondant aux exigences de la jurisprudence de la Cour.
20. Le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été maintenu entre l'intérêt général et le respect des droits individuels des requérants.
21. Les requérants estiment que l'ingérence dans leur droit de propriété n'est pas justifiée et soulignent que le fonds Proprietatea ne fonctionne toujours pas.
22. La Cour constate que, dans la présente affaire, bien que les requérants aient obtenu, le 23 juillet 2002, une décision administrative définitive fixant le montant de l'indemnisation à laquelle ils avaient droit pour leurs biens nationalisés, cette décision n'a pas été exécutée.
23. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Matache et autres précité ; Orha c. Roumanie, no 1486/02, 12 octobre 2006 ; Cărpineanu et autres c. Roumanie, no 26356/02, 9 décembre 2008).
24. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
25. À ce jour, les requérants n'ont toujours pas perçu la somme fixée par la décision du 23 juillet 2002.
26. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière et des éléments concrets du dossier, la Cour estime, qu'en l'espèce, le fait pour les requérants de n'avoir pas reçu l'indemnisation malgré sa fixation par la décision administrative définitive susmentionnée et de ne pas avoir de certitude quant à la date à laquelle ils pourraient la percevoir, leur a fait subir une charge disproportionnée et excessive incompatible avec le droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
27. Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION RELATIVE À LA RESTITUTION DE LEUR BIEN
28. Invoquant l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants se plaignent du refus de la restitution en nature de leur bien immobilier.
29. La Cour constate que les requérants ne disposent pas d'un bien « actuel », aucun tribunal interne n'ayant ordonné la restitution du bien immobilier illégalement nationalisé (voir Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, 28 septembre 2004).
Il s'ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
31. Les requérants réclament une indemnité de 700 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu'ils auraient subi, dont 350 000 EUR représentant la valeur de l'appartement et 350 000 EUR à titre de manque à gagner. Les requérants sollicitent aussi 10 000 EUR pour le préjudice moral causé par le défaut de jouissance du bien.
32. Le Gouvernement note que les requérants ne peuvent pas demander la valeur marchande du bien litigieux, mais uniquement la valeur de l'indemnisation.
Quant au préjudice moral allégué, le Gouvernement s'élève contre cette prétention, et estime qu'aucun préjudice moral ne saurait être retenu, car ce préjudice n'a pas été prouvé et aucun lien de causalité n'a été établi entre les procédures qui ont fait l'objet de la présente requête et les souffrances alléguées par les requérants.
33. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
34. En l'espèce, compte tenu de la nature de la violation constatée, la Cour considère que les requérants ont subi un préjudice matériel et moral, lequel n'est pas suffisamment compensé par le constat de violation.
35. La Cour note que les requérants ne disposent d'aucune décision judiciaire ou administrative leur reconnaissant le droit de se voir accorder la contrevaleur du bien immobilier en cause. Dès lors, elle rejette cette demande.
36. Elle relève toutefois qu'une décision administrative, que les requérants n'ont pas contestée, a fixé le montant de l'indemnité. Dès lors, elle estime que le paiement de cette indemnité, réactualisée sur la base du taux d'inflation, placerait les intéressés dans une situation équivalant autant que possible à celle où ils se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. Par ailleurs, la Cour considère que les requérants ont subi un préjudice moral résultant notamment de la frustration provoquée par le retard des autorités administratives à les indemniser pour leur bien.
37. Partant, sur la base des éléments se trouvant en sa possession et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue conjointement aux requérants la somme de 25 200 EUR au titre du préjudice matériel et 2 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
38. Les requérants demandent également 5 746,93 EUR au titre des frais et dépens, représentant leurs frais de transport en Roumanie et les honoraires de leur avocat, en fournissant des justificatifs à leur appui.
39. Le Gouvernement ne s'oppose pas au remboursement des frais à condition qu'ils soient réels, justifiés, nécessaires et raisonnables. Il fait observer que les honoraires de leur avocat s'élevant à 5 000 EUR sont excessifs et que les justificatifs des frais de transport sont rédigés en allemand et qu'il n'y a aucun lien entre ceux-ci et la présente affaire.
40. La Cour rappelle qu'au regard de l'article 41 de la Convention, seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu'ils ont été réellement exposés, qu'ils correspondaient à une nécessité et qu'ils sont d'un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle admet que les intéressés aient encouru des frais pour faire corriger la violation de la Convention au niveau interne et européen. Compte tenu néanmoins du degré relativement réduit de complexité de la présente affaire, qui suit une jurisprudence d'ores et déjà bien établie et statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour juge raisonnable d'allouer conjointement aux requérants 2 000 EUR pour leurs frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
41. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention relatif au droit des requérants de percevoir une indemnisation pour leur bien et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention quant au droit des requérants de percevoir une indemnisation pour leur bien ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention :
i. 25 200 EUR (vingt-cinq mille deux cent euros) pour préjudice matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
iii. 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants ;
b) que ces montants seront à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
c) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 octobre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Josep Casadevall
Greffier adjoint Président