Conclusion Exception préliminaire rejetée (forclusion) ; Aucune question distincte au regard de l'art. 6 ; Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE BINOTTI c. Italie (No 2)
(Requête no 71603/01)
ARRÊT
STRASBOURG
13 octobre 2005
DÉFINITIF
13/01/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme
En l'affaire Binotti c. Italie (No 2)
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,
P. Lorenzen,
Mmes N. Vajić,
S. Botoucharova,
M. V. Zagrebelsky,
Mme E. Steiner,
MM. K. Hajiyev, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 septembre 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 71603/01) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme L. B. (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 avril 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention
2. La requérante est représentée par Me P. P., avocat à Genova. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par ses agents successifs, respectivement MM. U. Leanza et I.M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. La requérante alléguait en particulier d'avoir été privée de son terrain de manière incompatible avec l'article 1 du Protocole no 1 et une entrave à son droit d'accès à un tribunal.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 3 juin 2004 la chambre a déclaré la requête recevable.
6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
7. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. La requérante est née en 1946 et réside à Gênes.
9. La requérante a hérité d'un terrain sis à Rossiglione.
10. La défunte tante de la requérante était propriétaire de plusieurs terrains sis à Rossiglione et enregistrés au cadastre, feuille no 17, parcelles 206, 207 et 208.
11. Par un arrêté du 22 mai 1980, valant déclaration d'utilité publique, l'administration de Rossiglione disposa l'occupation d'urgence d'un terrain d'environ 1 176 mètres carrés, pour une période maximale de deux ans, en vue de son expropriation pour la construction d'un ouvrage public.
12. A une date non précisée, l'administration de Rossiglione procéda à l'occupation matérielle du terrain et entama les travaux de construction. L'administration prorogea le délai d'occupation du terrain par des ordonnances des 4 mai 1982 et 6 avril 1985.
13. Par un acte notifié le 19 février 1991, la tante de la requérante assigna la ville de Rossiglione à comparaître devant le tribunal civil de Gênes.
14. Elle alléguait que l'occupation de ses terrains était illégale au motif qu'elle s'était prorogée au-delà du délai autorisé sans qu'il soit procédé à l'expropriation. Se référant au principe de l'expropriation indirecte fixé par la Cour de cassation dans l'arrêt no 1464 du 26 février 1983, la tante de la requérante estimait qu'à la suite de l'achèvement de l'ouvrage public, son droit de propriété avait été neutralisé et que, par conséquent, il ne lui était pas possible de demander la restitution du terrain litigieux, mais seulement des dommages-intérêts. Elle réclamait une somme pour la perte du terrain à concurrence de la valeur de celui-ci, en outre elle réclamait une réparation pour non jouissance du terrain pendant la période d'occupation autorisée.
15. La mise en état de l'affaire commença le 4 avril 1991.
16. Le 17 novembre 1997, une expertise fut déposée au greffe. Il ressort de cette expertise que la tante de la requérante devait être considérée comme ayant été privée de son terrain en mai 1986. L'expertise indiquait que la valeur vénale du terrain en 1986 et indexée au jour de l'expertise était de 14 000 000 lires italiennes (ITL). Le 23 novembre 1998, la tante de la requérante décéda. Le 20 mars 2001, la requérante se constitua en qualité d'héritière dans la procédure.
17. Par un jugement déposé au greffe le 14 juin 2004, le tribunal de Gênes déclara qu'à la suite de l'occupation du terrain, et au vu de la construction de l'ouvrage répondant à l'intérêt public, le droit de proprieté de la requérante avait été neutralisé conformement au principe de l'expropriation indirecte. Il y avait donc lieu de considerer que la proprieté du terrain était passée ab origine à l'administration. Etant donné que le transfert de propriété avait eu lieu dans le cadre d'une occupation de terrain devenue sans titre, la requérante avait droit à des dommages-intérêts calculés sur la base de la loi no 662 de 1996, entrée en vigueur en cours de procédure. Par conséquent le tribunal accorda à la requérante une somme de 19 9000 00 ITL (10 277,49 EUR) pour la perte de la propriété du terrain à indexer à partir du 31 décembre 1992, en plus d'une indemnité d'occupation de 14 917 000 ITL (7 703,99 EUR).
18. Ce jugement n'a pas encore acquis l'autorité de la chose jugée.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
a) L'occupation d'urgence d'un terrain
19. En droit italien, la procédure accélérée d'expropriation permet à l'administration d'occuper un terrain et d'y construire avant l'expropriation. Une fois l'ouvrage à réaliser déclaré d'utilité publique et le projet de construction adopté, l'administration peut décréter l'occupation d'urgence des zones à exproprier pour une durée déterminée n'excédant pas cinq ans (article 20 de la loi no 865 de 1971). Ce décret devient caduc si l'occupation matérielle du terrain n'a pas lieu dans les trois mois suivant sa promulgation. Avant la fin de la période d'occupation autorisée, un décret d'expropriation formelle doit être pris.
20. L'occupation autorisée d'un terrain donne droit à une indemnité d'occupation. La Cour constitutionnelle a reconnu, dans son arrêt no 470 de 1990, un droit d'accès immédiat à un tribunal aux fins de réclamer l'indemnité d'occupation dès que le terrain est matériellement occupé, sans besoin d'attendre que l'administration procède à une offre d'indemnisation.
b) Le principe de l'expropriation indirecte (« occupazione acquisitiva » ou « accessione invertita »)
21. Dans les années 1970, plusieurs administrations locales procédèrent à des occupations d'urgence de terrains qui ne furent pas suivies de décrets d'expropriation. Les juridictions italiennes se trouvèrent confrontées à des cas où le propriétaire d'un terrain avait perdu de facto la disponibilité de celui-ci en raison de l'occupation et de l'accomplissement de travaux de construction d'un ouvrage public. Restait à savoir si, simplement par l'effet des travaux effectués, l'intéressé avait perdu également la propriété du terrain.
1. La jurisprudence avant l'arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
22. La jurisprudence était très partagée sur le point de savoir quels étaient les effets de la construction d'un ouvrage public sur un terrain occupé illégalement. Par occupation illégale, il faut entendre une occupation illégale ab initio, ou bien une occupation initialement autorisée et devenue sans titre par la suite, le titre étant annulé ou bien l'occupation se poursuivant au-delà de l'échéance autorisée sans qu'un décret d'expropriation ne soit intervenu.
23. Selon une première jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l'administration ne perdait pas la propriété du terrain après l'achèvement de l'ouvrage public. Toutefois, il ne pouvait pas demander une remise en l'état du terrain et pouvait uniquement engager une action en dommages et intérêts pour occupation abusive, non soumise à un délai de prescription puisque l'illégalité découlant de l'occupation était permanente. L'administration pouvait à tout moment adopter une décision formelle d'expropriation ; dans ce cas, l'action en dommages-intérêts se transformait en litige portant sur l'indemnité d'expropriation et les dommages-intérêts n'étaient dus que pour la période antérieure au décret d'expropriation pour la non-jouissance du terrain (voir, entre autres, les arrêts de la Cour de cassation no 2341 de 1982, no 4741 de 1981, no 6452 et no 6308 de 1980).
24. Selon une deuxième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l'administration ne perdait pas la propriété du terrain et pouvait demander la remise en l'état, lorsque l'administration avait agi sans qu'il y ait utilité publique (voir, par exemple, Cour de cassation, arrêt no 1578 de 1976, arrêt no 5679 de 1980).
25. Selon une troisième jurisprudence, le propriétaire du terrain occupé par l'administration perdait automatiquement la propriété du terrain au moment de la transformation irréversible du bien, à savoir au moment de l'achèvement de l'ouvrage public. L'intéressé avait le droit de demander des dommages-intérêts (voir l'arrêt no 3243 de 1979 de la Cour de cassation).
2. L'arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
26. Par un arrêt du 16 février 1983, la Cour de cassation, statuant en chambres réunies, résolut le conflit de jurisprudence et adopta la troisième solution. Ainsi fut consacré le principe de l'expropriation indirecte (accessione invertita ou occupazione acquisitiva). En vertu de ce principe, la puissance publique acquiert ab origine la propriété d'un terrain sans procéder à une expropriation formelle lorsque, après l'occupation du terrain, et indépendamment de la légalité de l'occupation, l'ouvrage public a été réalisé. Lorsque l'occupation est ab initio sans titre, le transfert de propriété a lieu au moment de l'achèvement de l'ouvrage public. Lorsque l'occupation du terrain a initialement été autorisée, le transfert de propriété a lieu à l'échéance de la période d'occupation autorisée. Dans le même arrêt, la Cour de cassation précisa que, dans tous les cas d'expropriation indirecte, l'intéressé a droit à une réparation intégrale, l'acquisition du terrain ayant eu lieu sans titre. Toutefois, cette réparation n'est pas versée automatiquement ; il incombe à l'intéressé de réclamer des dommages-intérêts. En outre, le droit à réparation est assorti du délai de prescription prévu en cas de responsabilité délictuelle, à savoir cinq ans, commençant à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
3. La jurisprudence après l'arrêt no 1464 de 1983 de la Cour de cassation
a) La prescription
27. Dans un premier temps, la jurisprudence considérait qu'aucun délai de prescription ne trouvait à s'appliquer, puisque l'occupation sans titre du terrain constituait un acte illégal continu. La Cour de cassation, dans son arrêt no 1464 de 1983, affirma que le droit à réparation était soumis à un délai de prescription de cinq ans. Par la suite, la première section de la Cour de cassation affirma qu'un délai de prescription de dix ans devait s'appliquer (arrêts no 7952 de 1991 et no 10979 de 1992). Par un arrêt du 22 novembre 1992, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a définitivement tranché la question, estimant que le délai de prescription est de cinq ans et qu'il commence à courir au moment de la transformation irréversible du terrain.
b) L'arrêt no 188 de 1995 de la Cour constitutionnelle
28. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution le principe de l'expropriation indirecte, dans la mesure où ce principe est ancré dans une disposition législative, à savoir l'article 2043 du code civil régissant la responsabilité délictuelle. Selon cet arrêt, le fait que l'administration devienne propriétaire d'un terrain en tirant bénéfice de son comportement illégal ne pose aucun problème sur le plan constitutionnel, puisque l'intérêt public, à savoir la conservation de l'ouvrage public, l'emporte sur l'intérêt du particulier, et donc sur le droit de propriété de ce dernier. La Cour constitutionnelle a jugé compatible avec la Constitution l'application à l'action en réparation du délai de prescription de cinq ans, tel que prévu par l'article 2043 du code civil pour responsabilité délictuelle.
c) Cas de non-application du principe de l'expropriation indirecte
29. Les développements de la jurisprudence montrent que le mécanisme par lequel la construction d'un ouvrage public entraîne le transfert de propriété du terrain au bénéfice de l'administration connaît des exceptions.
30. Dans son arrêt no 874 de 1996, le Conseil d'Etat a affirmé qu'il n'y a pas d'expropriation indirecte lorsque les décisions de l'administration et le décret d'occupation d'urgence ont été annulés par les juridictions administratives ; si tel n'était pas le cas, la décision judiciaire serait vidée de substance.
31. Dans son arrêt no 1907 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé que l'administration ne devient pas propriétaire d'un terrain lorsque les décisions qu'elle a adoptées et la déclaration d'utilité publique doivent être considérées comme nulles ab initio. Dans ce cas, l'intéressé garde la propriété du terrain et peut demander la restitutio in integrum. Il peut, comme alternative, demander des dommages-intérêts. L'illégalité dans ces cas a un caractère permanent et aucun délai de prescription ne trouve application.
32. Dans l'arrêt no 6515 de 1997, la Cour de cassation statuant en chambres réunies a affirmé qu'il n'y a pas de transfert de propriété lorsque la déclaration d'utilité publique a été annulée par les juridictions administratives. Dans ce cas, le principe de l'expropriation indirecte ne trouve donc pas à s'appliquer. L'intéressé, qui garde la propriété du terrain, a la possibilité de demander la restitutio in integrum. L'introduction d'une demande en dommages-intérêts entraîne une renonciation à la restitutio in integrum. Le délai de prescription de cinq ans commence à courir au moment où la décision du juge administratif devient définitive.
33. Dans l'arrêt no 148 de 1998, la première section de la Cour de cassation a suivi la jurisprudence des chambres réunies et affirmé que le transfert de propriété par effet de l'expropriation indirecte n'a pas lieu lorsque la déclaration d'utilité publique à laquelle le projet de construction était assorti a été considérée comme invalide ab initio.
34. Dans l'arrêt no 5902 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies a réaffirmé qu'il n'y a pas de transfert de propriété en l'absence de déclaration d'utilité publique valide.
35. Il convient de comparer cette jurisprudence avec la loi no 458 de 1988 et avec le Répertoire des dispositions sur l'expropriation, entré en vigueur le 30 juin 2003.
4. La loi no458 du 27 octobre 1988
36. Aux termes de l'article 3 de cette loi, « Le propriétaire d'un terrain, utilisé pour la construction de bâtiments publics et de logements sociaux, a droit à la réparation du dommage subi, à la suite d'une expropriation déclarée illégale par une décision passée en force de chose jugée, mais ne peut prétendre à la restitution de son bien. Il a également droit, en plus de la réparation du dommage, aux sommes dues en raison de la dépréciation monétaire et à celles mentionnées à l'article 1224 § 2 du code civil et ceci à compter du jour de l'occupation illégale ».
37. Interprétant l'article 3 de la loi de 1988, la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 12 juillet 1990 (n° 384), a considéré : « Par la disposition attaquée, le législateur, entre l'intérêt des propriétaires des terrains - obtenir en cas d'expropriation illégale la restitution des terrains - et l'intérêt public - concrétisé par la destination de ces biens à des finalités de constructions résidentielles publiques à des conditions favorables ou conventionnées - a donné la priorité à ce dernier intérêt ».
5. Le montant de la réparation en cas d'expropriation indirecte
38. Selon la jurisprudence de 1983 de la Cour de cassation en matière d'expropriation indirecte, une réparation intégrale du préjudice subi, sous forme de dommages-intérêts pour la perte du terrain, était due à l'intéressé en contrepartie de la perte de propriété qu'entraîne l'occupation illégale.
39. La loi budgétaire de 1992 (article 5 bis du décret-loi no 333 du 11 juillet 1992) modifia cette jurisprudence, dans le sens que le montant dû en cas d'expropriation indirecte ne pouvait dépasser le montant de l'indemnité prévue pour le cas d'une expropriation formelle. Par l'arrêt no 369 de 1996, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle cette disposition.
40. En vertu de la loi budgétaire no 662 de 1996, qui fit suite à la disposition déclarée inconstitutionnelle, l'indemnisation intégrale ne peut être accordée pour une occupation de terrain ayant eu lieu avant le 30 septembre 1996. Dans cette optique, l'indemnisation équivaut au montant de l'indemnité prévue pour le cas d'une expropriation formelle, dans l'hypothèse la plus favorable au propriétaire, moyennant une augmentation de 10 %.
41. Par l'arrêt no 148 du 30 avril 1999, la Cour constitutionnelle a jugé une telle indemnité compatible avec la Constitution. Toutefois, dans le même arrêt, la Cour a précisé qu'une indemnité intégrale, à concurrence de la valeur vénale du terrain, peut être réclamée lorsque l'occupation et la privation du terrain n'ont pas eu lieu pour cause d'utilité publique.
6. La jurisprudence après les arrêts de la Cour du 30 mai 2000 dans les affaires Belvedere Alberghiera et Carbonara et Ventura
42. Par les arrêts no 5902 et 6853 de 2003, la Cour de cassation en chambres réunies s'est à nouveau prononcée sur le principe de l'expropriation indirecte, en faisant référence aux deux arrêts de la Cour précités.
43. Au vu du constat de violation de l'article 1 du protocole no 1 dans les affaires ci-dessus, la Cour de cassation a affirmé que le principe de l'expropriation indirecte joue un rôle important dans le cadre du système juridique italien et qu'il est compatible avec la Convention.
44. Plus spécifiquement, la Cour de cassation – après avoir analysé l'histoire du principe de l'expropriation indirecte - a dit qu'au vu de l'uniformité de la jurisprudence en la matière, le principe de l'expropriation indirecte doit se considérer comme étant pleinement « prévisible » à compter de 1983. De ce fait, l'expropriation indirecte doit être considérée comme étant respectueuse du principe de légalité. S'agissant des occupations de terrain ayant lieu sans déclaration d'utilité publique, la Cour de cassation a affirmé que celles-ci ne sont pas aptes à transférer la propriété du bien à l'Etat. Quant à l'indemnisation, la Cour de cassation a affirmé que, même si elle est inférieure au préjudice subi par l'intéressé, et notamment à la valeur du terrain, l'indemnisation due en cas d'expropriation indirecte est suffisante pour garantir un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu.
45. Saisi d'un recours en exécution d'une décision judiciaire définitive annulant la déclaration d'utilité publique concernant une procédure d'expropriation, vu la demande de la partie requérante tendant à obtenir la restitution du terrain entre-temps occupé et transformé, le Conseil d'Etat, dans son arrêt no 2/2005 du 29 avril 2005 rendu en séance plénière, s'est prononcé sur le point de savoir si la transformation irréversible dudit terrain à la suite de la construction de l'ouvrage « public » pouvait constituer une raison de droit empêchant la restitution du terrain. Le Conseil d'Etat a répondu par la négative. Ce faisant, il a :
a) reconnu que le principe jurisprudentiel de l'expropriation indirecte est défaillant quant au besoin de sécurité juridique, en ce qui concerne entre autres le point de savoir à quelle date l'ouvrage public doit être considéré comme « réalisé » et donc à quelle date il y a eu transfert de propriété au bénéfice de l'Etat ;
b) rendu hommage à la jurisprudence de la Cour, et notamment à l'arrêt Belvedere Alberghiera Srl c. Italie, en affirmant que, face à une demande en restitution d'un bien illégalement occupé et transformé, l'ouvrage réalisé par les autorités publiques ne peut pas, en tant que tel, constituer un obstacle absolu à la restitution ;
c) interprété l'article 43 du Répertoire (paragraphe 47 ci-dessous) dans le sens où la non-restitution d'un terrain ne peut être admise que dans des cas exceptionnels, à savoir lorsque l'administration invoque un intérêt public particulièrement marqué à la conservation de l'ouvrage ;
d) affirmé, dans ce contexte, que l'expropriation indirecte ne saurait constituer une alternative (« una mera alternativa ») à une procédure d'expropriation en bonne et due forme.
7. Le Répertoire des dispositions législatives et réglementaires en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique (ci après « le Répertoire)
46. Le 30 juin 2003 est entré en vigueur le Décret Présidentiel no 327 du 8 juin 2001, modifié par le Décret législatif no 302 du 27 décembre 2002, et qui régit la procédure d'expropriation. Le Répertoire codifie les dispositions et la jurisprudence existantes en la matière. En particulier, il codifie le principe de l'expropriation indirecte. Le Répertoire, qui ne s'applique pas aux cas d'occupation survenus antérieurement à 1996 et ne s'applique donc pas en l'espèce, s'est substitué, à partir de son entrée en vigueur, à l'ensemble de la législation la jurisprudence précédente en matière d'expropriation.
47. A son article 43, le Répertoire prévoit qu'en l'absence d'un décret d'expropriation, ou en l'absence de déclaration d'utilité publique, un terrain transformé à la suite de la réalisation d'un ouvrage public est acquis au patrimoine de l'autorité qui l'a transformé ; des dommages-intérêts sont accordés en contrepartie. L'autorité peut acquérir un bien même lorsque le plan d'urbanisme ou la déclaration d'utilité publique ont été annulés. Le propriétaire peut demander au juge la restitution du terrain. L'autorité en cause peut s'y opposer. Lorsque le juge décide de ne pas ordonner la restitution du terrain, le propriétaire a droit à un dédommagement.
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
48. Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête, dans la mesure où la requérante se plaint qu'à l'issue de la procédure l'indemnité qu'elle pourra obtenir sera calculée en fonction de la loi no 662 de 1996. Selon lui, le délai de six mois prévu à l'article 35 de la Convention a commencé à courir au moment de l'entrée en vigueur de la loi no 662 du 23 décembre 1996. A l'appui de ses allégations, le Gouvernement cite l'affaire Miconi c. Italie (déc.), no 66432/01, 6 mai 2004.
49. La requérante demande le rejet de l'exception.
50. La Cour note qu'une exception de tardiveté du Gouvernement a déjà été rejetée lors de la décision sur la recevabilité du 3 juin 2004. A cet égard, elle a estimé que les effets de l'occupation du terrain de la requérante s'analysent en une situation continue, qui, dans le cas d'espèce, n'a pas encore pris fin.
51. Dans la mesure où l'exception préliminaire se réfère spécifiquement à la question de l'indemnisation et pourrait être considérée comme étant nouvelle, la Cour rappelle qu'aux termes de l'article 55 de son règlement, « Si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d'irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l'exception et les circonstances le permettent, dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (...) ». Or, il ressort du dossier que cette condition ne se trouve pas remplie en l'espèce. Il y a donc forclusion.
52. En tout état de cause, s'il est vrai que la loi no 662 de 1996 a établi des critères de calcul pour l'indemnité à verser en cas d'expropriation indirecte, il est également vrai que ni en 1996, ni d'ailleurs à présent, la requérante ne dispose d'un jugement faisant état définitivement du transfert de propriété au bénéfice de l'administration en vertu du principe de l'expropriation indirecte, et déclarant en même temps que la requérante avait droit à une réparation. Dans ces circonstances, la requérante ne pouvait pas conclure à l'applicabilité d'une telle loi dans son cas. Du surcroît, la requérante ne pouvait imaginer quelle serait l'estimation de la valeur de son terrain faite par les juges nationaux et quelles seraient les conséquences financières découlant de l'application concrète de cette loi à son cas.
53. A la lumière de ces considérations, la Cour estime qu'il y a lieu de rejeter l'exception du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N 1 DE LA CONVENTION
54. La requérante allègue avoir été privée de son terrain par l'effet de l'occupation de celui-ci et à défaut d'un décret d'expropriation et d'indemnisation. Selon elle, cette situation a porté atteinte à son droit au respect de ses biens garanti à l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Thèses défendues devant la Cour
1. La requérante
55. La requérante demande à la Cour de déclarer que l'expropriation indirecte n'est pas conforme au principe de légalité. Se référant à l'arrêt Belvedere Alberghiera c. Italie (no 31524/96, CEDH 2000-VI) la requérante observe que l'expropriation indirecte est un mécanisme qui permet à l'autorité publique d'acquérir un bien en toute illégalité, ce qui n'est pas admissible dans un Etat de droit.
56. La requérante dénonce ensuite un manque de clarté, de prévisibilité et de précision des principes et des dispositions appliqués à son cas.
57. Enfin, quant à l'indemnisation, la requérante observe qu'il n'y a pas eu « réparation » du préjudice subi, mais uniquement une indemnisation largement au dessous de la valeur du terrain au sens de la loi no 662 de 1996 qui a plafonné le montant de l'indemnisation.
58. La requérante affirme ne pas avoir reçu l'indemnisation accordée par le tribunal et demande à la Cour de constater la violation de l'article 1 du Protocole no 1.
2. Le Gouvernement
59. Le Gouvernement fait observer que, dans le cas d'espèce, il s'agit d'une occupation de terrain dans le cadre d'une procédure administrative reposant sur une déclaration d'utilité publique. Le Gouvernement admet que la procédure d'expropriation n'a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi, dans la mesure où aucun décret d'expropriation n'a été adopté.
60. Premièrement, il y aurait utilité publique, ce qui n'a pas été remis en cause par les juridictions nationales.
61. Deuxièmement, la privation du bien telle que résultant de l'expropriation indirecte serait « prévue par la loi ». Selon le Gouvernement, le principe de l'expropriation indirecte doit être considéré comme faisant partie du droit positif à compter au plus tard de l'arrêt de la Cour de cassation no 1464 de 1983. La jurisprudence ultérieure aurait confirmé ce principe et précisé certains aspects de son application et, en outre, ce principe aurait été reconnu par la loi no 458 du 27 octobre 1988 et par la loi budgétaire no 662 de 1996.
62. Le Gouvernement en conclut qu'à partir de 1983, les règles de l'expropriation indirecte étaient parfaitement prévisibles, claires et accessibles à tous les propriétaires de terrains.
63. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la jurisprudence de la Cour a reconnu que l'idée de loi est compréhensive des principes généraux énoncés ou impliqués par elle (Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33 § 45) ainsi que du droit non écrit (voir l'arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (no1) du 26 avril 1979, série A no 30, § 47).
64. Il s'ensuit que la jurisprudence consolidée de la Cour de cassation ne saurait être exclue de la notion de loi au sens de la Convention.
65. Le Gouvernement rappelle que dans une affaire allemande (Forrer-Niedenthal c. Allemagne, arrêt du 20 février 2003) la Cour a considéré une loi allemande de 1997 comme suffisante, malgré son imprévisibilité manifeste, pour fournir une base légale aux décisions qui ont privé la requérante de toute protection contre l'atteinte porté à sa propriété. Le Gouvernement demande à la Cour d'appliquer le même critère de jugement à la présente affaire.
66. S'agissant de la qualité de la loi, le Gouvernement reconnaît que le fait qu'un décret d'expropriation n'ait pas été prononcé est en soi un manquement aux règles qui président à la procédure administrative.
67. Toutefois, compte tenu de ce que le terrain a été transformé de manière irréversible en raison de la construction d'une œuvre d'utilité publique, la restitution de celui-ci n'est plus possible.
68. Le Gouvernement définit l'expropriation indirecte comme le résultat d'une interprétation systématique par les juges de principes existants, tendant à garantir que l'intérêt général prévale sur l'intérêt des particuliers, lorsque l'ouvrage public a été réalisé (transformation du terrain) et que celui-ci répond à l'utilité publique.
69. Quant à l'exigence de garantir un juste équilibre entre le sacrifice imposé aux particuliers et la compensation octroyée à ceux-ci, le Gouvernement reconnaît que l'administration est tenue de compenser le particulier.
70. Cependant, cette indemnisation peut être inférieure au préjudice subi par l'intéressé, vu que l'expropriation indirecte répond à un intérêt collectif et que l'illégalité commise par l'administration ne concerne que la forme, à savoir un manquement aux règles qui président à la procédure administrative.
71. Le Gouvernement admet que la requérante ne pourra pas être entièrement indemnisée et que par l'effet de la loi no 662 de 1996, l'indemnité accordée sera inférieure à la valeur du terrain.
72. Toutefois, vu que l'expropriation indirecte répond à un intérêt collectif, le Gouvernement soutient que le montant de l'indemnité en cause rentre dans la marge d'appréciation laissée aux Etats pour fixer une indemnisation qui soit raisonnablement en rapport avec la valeur du bien. Il rappelle en outre que l'indemnité telle que plafonnée par la loi en cause, est en tout cas supérieure à celle qui aurait été accordée si l'expropriation avait été régulière.
73. A la lumière de ces considérations, le Gouvernement conclut que le juste équilibre a été respecté.
B. Sur l'observation de l'article 1 du Protocole no 1
74. La Cour rappelle note que la procédure devant les juridictions internes s'est terminée en première instance. Elle note toutefois que le jugement du tribunal n'est pas encore devenu définitif.
75. Les parties s'accordent pour dire qu'il y a eu « privation de propriété ».
76. Pour la requérante il y a eu perte de disponibilité totale du terrain sans décret d'expropriation ni indemnisation si bien qu'elle revient en substance à une expropriation de fait.
77. Pour le Gouvernement, la requérante doit se considérer comme ayant été privée de son bien à compter du moment où celui-ci a été irréversiblement transformé ou, en tout cas, à partir du moment retenu par le tribunal de Gênes comme moment du transfert de propriété.
78. La Cour rappelle que, pour déterminer s'il y a eu privation de biens au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1, il faut non seulement examiner s'il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, pp. 24-25, § 63).
79. Elle rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, est inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Le principe de légalité signifie l'existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296-A, pp. 19-20, § 42, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110).
80. La Cour reste convaincue que l'existence, en tant que telle, d'une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi.
81. La Cour prend note de l'évolution jurisprudentielle qui a conduit à l'élaboration du principe de l'expropriation indirecte. Elle relève également que ce principe a été transposé dans des textes de loi, tels que la loi no 458 de 1988, et, tout dernièrement, dans le Répertoire des dispositions en matière d'expropriation. Ceci étant, la Cour ne perd pas de vue les applications contradictoires relevées dans l'historique de la jurisprudence, et note également des contradictions entre la jurisprudence et les textes de loi écrits susmentionnés. Ce point de vue a d'ailleurs été admis par le Conseil d'Etat (paragraphe 45 ci-dessus) qui, dans son arrêt no 2 de 2005 rendu en séance plénière, a reconnu que le principe jurisprudentiel de l'expropriation indirecte n'a jamais donné lieu à une réglementation stable, complète et prévisible.
82. En outre, la Cour constate que, dans tous les cas, l'expropriation indirecte tend à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l'administration. Toute en tentant de régler les conséquences pour le particulier et l'administration, elle permet à cette dernière de tirer bénéfice de son comportement illégal. Que ce soit en vertu d'un principe jurisprudentiel ou d'un texte de loi comme l'article 43 du Répertoire, l'expropriation indirecte ne saurait donc constituer une alternative à une expropriation en bonne et due forme (voir, sur ce point également, la position du Conseil d'Etat, au paragraphe 45 ci-dessus).
83. En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.
84. La Cour constate qu'en l'espèce la requérante a perdu la disponibilité du terrain qui a été occupé en 1980 et qui a été transformé de manière irréversible en 1986. Selon le tribunal de Gênes l'occupation est devenue sans titre à compter de 1986 et, à cette même date, la requérante a été privée de son bien. La procédure, s'est terminée en première instance, toutefois, le jugement, qui a établi que la ville de Rossiglione était responsable de la situation dénoncée n'a pas encore acquis l'autorité de chose jugée.
85. A défaut d'un acte formel de transfert de propriété, et à défaut d'un jugement national déclarant qu'un tel transfert doit se considérer comme ayant eu lieu (Carbonara et Ventura c. Italie, précité, § 80) et éclaircissant une fois pour toutes les circonstances exactes de celui-ci, la Cour estime que la perte de toute disponibilité du terrain en question, combinée avec l'impossibilité jusqu'à ici de remédier à la situation incriminée a engendré des conséquences assez graves pour que le requérant ait subi une expropriation de fait incompatible avec son droit au respect de ses biens (arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce, arrêt du 24 juin 1993, série A no 260-B, § 45) et non conforme au principe de prééminence du droit.
86. En conclusion, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
87. La requérante allègue que l'impossibilité pour elle de réclamer une indemnité pour la non jouissance du terrain pendant la période initiale d'occupation, à savoir lorsque le terrain était occupé légalement, a entravé son droit d'accès à un tribunal.
88. L'article 6 § 1 dispose :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...), par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur l'exception préliminaire du Gouvernement
89. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement a soulevé une exception tirée du non respect du délai de six mois et soutient que la requérante aurait dû soulever le grief tiré d'une atteinte à son droit d'accès à un tribunal dans un délai de six mois commençant à courir depuis la fin de l'occupation légale, à savoir depuis 1986 ou au plus tard en 1991 au moment de l'introduction de l'action en justice par la tante de la requérante devant le tribunal de Gênes.
90. La requérante demande le rejet de l'exception
91. La Cour note en premier lieu que l'exception du Gouvernement a déjà été rejetée dans sa décision sur la recevabilité du 3 juin 2004. Elle relève ensuite qu'en 1991, la tante de la requérante a saisi le tribunal de Gênes d'une demande en indemnisation pour la période d'occupation légale du terrain et que la procédure s'est terminée en juin 2004, après l'introduction de la présente requête.
92. La Cour considère que le Gouvernement fonde son exception sur des arguments qui ne sont pas de nature à remettre en cause sa décision sur la recevabilité. Par conséquent, l'exception doit être rejetée.
B. Sur le bien-fondé du grief
93. Dans ces observations sur la recevabilité, le Gouvernement avait soulevé une exception d'irrecevabilité tirée du non épuisement des voies de recours internes au motif que la requérante n'avait pas contesté devant le tribunal administratif tous les actes de la procédure d'expropriation, y compris le décret d'occupation d'urgence.
94. Sur le fond, le Gouvernement admet qu'à l'époque de l'occupation autorisée du terrain litigieux, et avant l'arrêt de la Cour constitutionnelle no 470 de 1990 (paragraphe 20 ci-dessus), il n'y avait pas d'accès immédiat à un tribunal aux fins de réclamer l'indemnité d'occupation. Le Gouvernement fait observer que la requérante a pu en tout cas saisir un tribunal de sa demande d'indemnisation.
95. Dans sa décision sur la recevabilité, la Cour a estimé que le problème de l'épuisement des voies de recours internes se confond avec le fond de l'affaire puisque le grief tiré de l'article 6 de la Convention concerne précisément l'entrave à l'accès à un tribunal. Elle a donc joint cette question au fond.
96. Or, la Cour considère que les griefs de la requérante soulevés sous l'angle du droit d'accès à un tribunal se confondent avec ceux tirés de l'article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où la requérante a fait valoir à ce titre l'impossibilité pour elle de protéger ses intérêts patrimoniaux pendant la période concernée.
97. Eu égard à la conclusion formulée au paragraphe 86, elle n'estime pas nécessaire de les examiner séparément sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
98. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
99. La requérante demande tout d'abord la restitution du terrain et invite la Cour à nommer un expert qui puisse évaluer la valeur du terrain.
100. Subsidiairement, pour le cas où la Cour ne condamnerait pas l'Italie à la restitution du terrain, la requérante réclame 18 363, 85 EUR au titre de préjudice matériel pour la perte du terrain, somme qui résulte de la différence entre la valeur du terrain litigieux réévaluée et assortie d'intérêts et la somme, réévaluée et assortie d'intérêts, qu'elle doit encore percevoir en exécution du jugement du tribunal de Gênes.
101. En outre, la requérante demande le versement d'une indemnité de 40 000,00 EUR au titre de préjudice moral.
102. Le Gouvernement affirme que la liquidation du préjudice matériel n'est pas liée à la valeur des terrains expropriés.
103. Subsidiairement le Gouvernement demande à la Cour de tenir en compte le fait que si la procédure d'expropriation avait été portée à terme, la requérante aurait reçu une indemnisation inférieure à celle qu'elle vient de recevoir.
104. Le Gouvernement observe ensuite que la requérante a obtenu au niveau national une décision lui accordant une somme importante. Dans cette situation, la Cour ne devrait pas accorder une satisfaction équitable entraînant un enrichissement indu de la requérante.
105. S'agissant du dommage moral, le Gouvernement affirme que la somme demandée par la requérante est manifestement exorbitante.
106. La requérante demande en outre à la Cour la somme de 14 438,80 EUR, au titre de remboursement des frais encourus devant la Cour et des honoraires d'avocat.
107. Quant au remboursement des frais sollicités par la requérante, le Gouvernement estime qu'une telle somme est excessive et il s'en remet à la sagesse de la Cour.
108. La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et la requérante parviennent à un accord.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Rejette, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;
2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit, qu'il ne s'impose pas d'examiner le grief de la requérante sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état
en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue le président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 octobre 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier Président
ARRÊT BINOTTI c. ITALIE (N° 2)
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