DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BELPERIO c. ITALIE
(Requête no 39258/03)
ARRÊT
STRASBOURG
14 octobre 2008
DÉFINITIF
14/01/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Belperio c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 septembre 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39258/03) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. V. B. (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 octobre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par F. G., avocat à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, MM. I.M. Braguglia et R. Adam et Mme E. Spatafora, et ses coagents, MM. V. Esposito et F. Crisafulli, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 30 août 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1953 et réside à Contrada Chiaia San Giorgio la Molara (Bénévent).
A. La procédure principale
5. Le 15 février 1984, M. G.B. demanda au tribunal de Bénévent d’enjoindre au requérant de lui payer 1 000 000 lires italiennes (ITL) [soit 516,46 euros (EUR)], au titre de prestations professionnelles. Le 22 février 1984, le président du tribunal de Bénévent fit droit à la demande.
6. Le 30 mars 1984, le requérant fit opposition devant le tribunal de Bénévent (RG no 385/84). La mise en état de l’affaire commença le 30 avril 1984. Des trente-quatre audiences fixées entre le 14 mai 1984 et le 29 mai 1997, neuf furent renvoyées à la demande des parties ou en raison de leur absence, neuf d’office, deux en raison de l’absence des témoins, deux concernaient la discussion des moyens de preuve, une l’audition des parties, deux l’audition de témoins, quatre la présentation des conclusions et deux la discussion.
L’audience de plaidoiries fut fixée au 18 janvier 2000. Toutefois entre-temps, en application de la loi no 276 du 22 juillet 1997 (« sezioni stralcio »), le président du tribunal chargea un juge honoraire (« Giudice Onorario Aggregato ») de l’affaire.
7. Par un jugement du 25 mai 1999, dont le texte fut déposé au greffe le 7 juin 1999, le juge fit droit à la demande du requérant.
B. La procédure « Pinto »
8. Le 17 octobre 2001, le requérant saisit la cour d’appel de Rome au sens de la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée de la procédure décrite ci-dessus. Il demanda à la cour de dire qu’il y avait eu une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’Etat italien au dédommagement des préjudices moraux subis. Il demanda notamment 35 600 000 lires [soit 18 385,87 euros (EUR)] à titre de dommage moral.
9. Par une décision du 5 avril 2002, dont le texte fut déposé au greffe le 7 juin 2002, la cour d’appel constata le dépassement d’une durée raisonnable. Elle accorda 5 500 EUR en équité comme réparation du dommage moral, 700 EUR pour frais et dépens et 1 000 EUR pour frais et dépens de la procédure devant la Cour européenne. Cette décision acquit l’autorité de la chose jugée au plus tard le 22 juillet 2003.
Par une lettre du 5 décembre 2003, le requérant informa la Cour du résultat de la procédure nationale et la pria de reprendre l’examen de sa requête.
Par la même lettre, il informa aussi la Cour qu’il n’avait pas l’intention de se pourvoir en cassation au motif que ce remède pouvait être introduit seulement pour des questions de droit.
10. Les sommes accordées en exécution de la décision Pinto furent payées le 23 mai 2005.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
12. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
13. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
14. Après avoir examiné les faits de la cause et les arguments des parties, la Cour estime que le redressement s’est révélé insuffisant et que le paiement de la somme « Pinto » s’est avéré tardif (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, no 14626/03, §§ 26-31, 5 juin 2007 et Cocchiarella c. Italie, précité). Partant, le requérant peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
15. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
16. Quant à la durée de la procédure, la Cour estime que la période à considérer s’étend du 30 mars 1984, jour auquel la procédure ordinaire débuta devant le tribunal de Bénévent, jusqu’au 7 juin 1999, date du dépôt au greffe du jugement dudit tribunal. Elle a donc duré quinze ans et deux mois pour un degré de juridiction.
17. La Cour note également que la somme octroyée par la juridiction « Pinto » n’a été versée que le 23 mai 2005, soit plus de trente-cinq mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel : ce paiement a donc largement dépassé les six mois à compter du moment où la décision d’indemnisation devint exécutoire. Le fait que la procédure « Pinto » examinée dans son ensemble, et notamment dans sa phase d’exécution, n’a pas fait perdre au requérant sa qualité de « victime » constitue une circonstance aggravante dans un contexte de violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable. La Cour sera donc amenée à revenir sur cette question sous l’angle de l’article 41 de la Convention (voir Cocchiarella c. Italie, précité, § 120).
18. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
19. Dans ses observations du 16 février 2007 en réponse à celles du Gouvernement, invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint du manque d’efficacité du remède « Pinto » en raison de l’exiguïté de la réparation octroyée.
20. La Cour relève qu’en l’occurrence, la décision interne définitive, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, est celle de la cour d’appel de Rome passée en force de chose jugée le 22 juillet 2003 et mise à exécution le 23 mai 2005. Le requérant n’ayant introduit ce grief que le 16 février 2007, il y lieu de le déclarer irrecevable pour dépassement du délai de six mois, au sens de l’article 35 § 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
21. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
22. Le requérant réclame 12 586 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
23. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
24. La Cour estime qu’elle aurait pu accorder au requérant, en l’absence de voies de recours internes et vu l’enjeu du litige, la somme de 17 000 EUR. Le fait que la cour d’appel de Rome ait octroyé au requérant environ 32 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu’elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue au requérant 2 150 EUR à ce titre, ainsi que 2 900 EUR au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement des 5 500 EUR, intervenu seulement le 23 mai 2005, soit plus de trente-cinq mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d’appel.
B. Frais et dépens
25. Justificatifs à l’appui, le requérant demande également 5 750 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et à Strasbourg.
26. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
27. Selon la jurisprudence de la Cour, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Can et autres c. Turquie, no 29189/02, du 24 janvier 2008, § 22). Estimant raisonnables les sommes allouées par l’instance interne tant pour les frais et dépens encourus devant la juridiction « Pinto » que pour ceux encourus devant la Cour (paragraphe 9 ci-dessus), cette dernière rejette la demande.
C. Intérêts moratoires
28. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 050 EUR (cinq mille cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 octobre 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente