CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE BARRET ET SIRJEAN c. FRANCE
(Requête no 13829/03)
ARRÊT
STRASBOURG
21 janvier 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Barret et Sirjean c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Renate Jaeger,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Rait Maruste,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13829/03) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. J.-L. B. et Mme P. S. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 avril 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me A. G., avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants alléguaient, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, que le refus de concours de la force publique pour faire exécuter une mesure judiciaire ordonnant la libération de leurs terres illégalement occupées avait causé la perte de leur exploitation, ainsi que de l’espérance légitime de poursuivre un développement agricole et viticole de longue durée et prometteur. Les requérants se plaignaient également, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, d’avoir été privés de la jouissance de leur domicile en raison cette occupation.
4. Par une décision du 3 juillet 2007, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1946 et 1947. Ils résident respectivement à Ortiporio et Ghisonaccia.
6. Le requérant est le fils de J. B., décédé en 1948, et de M. B., devenue l’épouse de L. B., décédé en 1997. La requérante est la fille de J.et M. B.. Les requérants sont les héritiers des biens appartenant à leur mère, décédée le 20 septembre 2001, lesquels comprennent une propriété agricole et viticole de plus de trente-cinq hectares située sur la commune de Ventiseri, en Corse.
7. De 1965 à 1972, la famille des requérants procéda à des travaux de défrichement et de plantations sur cette propriété. En 1990, cette dernière fut évaluée à 259 163 euros (EUR) par un ingénieur agronome, expert près la cour d’appel de Bastia.
8. Le 14 mars 1990, la propriété fut illégalement occupée par un jeune agriculteur corse, G.M., avec le soutien de militants nationalistes du Sincatu corsu di l’agricultura. Un constat d’huissier dressé le jour même fait état de l’apposition, sur le mur d’enceinte de la propriété, d’une banderole portant la mention Sindicatu i travailli Corsi.
9. Par ailleurs, deux tracts contenant des menaces physiques, l’un émanant d’Unita Nationalista, l’autre de Fronte Di Liberazione Naziunale Di Corsica (dit FLNC), furent adressés à la famille des requérants. Le tract du FLNC indiquait notamment ce qui suit :
« Depuis deux siècles, la politique de l’Etat français n’a eu de cesse de spolier le peuple corse sur sa terre, peu à peu le spoliant de ses biens ancestraux. L’arrivée des colons rapatriés d’Afrique du nord n’a fait qu’accentuer ce processus. La lutte de libération nationale que nous menons a su elle seule poser l’alternative à ce système ... L’action intentée par les agriculteurs corses entre dans ce droit fil ... ce terrain étant un outil de travail, il est de notre devoir à tous de favoriser l’installation d’un agriculteur. Pour cela, nous vous encourageons vivement à trouver un terrain d’entente et ce afin de faciliter la rétrocession dans les plus brefs délais. Faute de quoi, nos commandos seraient amenés à intervenir plus durement et vous en porteriez seul la responsabilité. »
10. Par une lettre du 18 mars 1990, la famille des requérants alerta le préfet de Haute-Corse, ainsi que le président de la République. Le 30 mars 1990, ce dernier répondit qu’il ne lui était pas possible d’intervenir, s’agissant d’un « désaccord qui paraît surtout de nature privée » et de la compétence exclusive des tribunaux en la matière. Le préfet répondit quant à lui le 2 avril 1990, assurant que le dossier était suivi avec une attention toute particulière.
11. Les requérants écrivirent également au Premier ministre, au ministre de l’Intérieur et au président de l’Assemblée régionale de Corse, sans recevoir de réponse. Informé par une lettre des requérants du 18 mars 1990, le procureur de la République ne donna aucune suite judiciaire à ces faits.
12. Dans la nuit du 30 mai 1990, le domicile personnel de la famille, situé à Abbazia, fit l’objet d’un attentat à l’arme automatique et à la grenade. Vingt-six impacts de projectiles furent recensés sur place et ce, jusque dans la salle de bain.
13. Dans son édition du 31 mai 1990, le quotidien Corse Matin publia un article indiquant notamment :
« (...) cet attentat s’inscrit dans un contexte bien connu (...) En effet, les époux B. sont propriétaires de 35 hectares (...) qui font depuis plusieurs mois l’objet d’une occupation par un agriculteur (...) soutenu par le Sindicatu corsu di l’agricultura (...) L’attentat d’hier soir contribuera-t-il à rapprocher les points de vue ? »
14. Le domicile de la famille fut placé sous la surveillance des services de police pendant près de quinze jours.
15. Le 7 juin 1990, les époux B. saisirent le tribunal administratif en vue de faire déclarer l’Etat responsable du préjudice causé par l’occupation de leur terrain, sur le fondement de l’article 92 de la loi du 7 janvier 1983.
16. Par un jugement du 1er mars 1991, le tribunal administratif de Bastia déclara l’Etat responsable des dommages causés par l’occupation des parcelles de terrain pour la période allant du 14 mars au 1er juin 1990 et le condamna à payer une somme de dix mille francs en réparation. Les époux B. interjetèrent appel de ce jugement.
17. Par un arrêt du 23 novembre 1992, la cour administrative d’appel de Lyon rejeta leurs recours.
18. Par une ordonnance du 22 novembre 2000, le président du tribunal de grande instance de Bastia, statuant en référé, à la demande des époux B., ordonna l’expulsion de [G.M.], occupant sans droit ni titre, et de tous occupants de leur propriété et ce, sous astreinte de mille francs par jour de retard, passé le délai d’un mois à compter de la signification de la présente ordonnance. Les requérants précisent que cette décision fut rendue dans un climat local tendu, en raison de l’occupation des locaux de la direction départementale de l’agriculture par des nationalistes s’opposant à l’expulsion demandée.
19. Le 13 juillet 2001, lors d’une première tentative d’exécution de l’ordonnance de référé par un huissier de justice, G.M. refusa de quitter les lieux.
20. Par une lettre du 23 juillet 2001, l’huissier de justice requit expressément de la préfecture de la Haute-Corse l’intervention des forces de police pour procéder à l’expulsion de l’occupant sans titre. La préfecture ne répondit pas à cette demande. Une notification de « refus constaté par défaut de réponse de l’administration dans le délai de deux mois » fut portée à la connaissance du procureur de la République le 26 septembre 2001.
21. Par une lettre du 11 janvier 2002, le préfet de Haute-Corse, faisant expressément référence à l’ordonnance de référé du 22 novembre 2000, chargea la gendarmerie de « procéder à une enquête sur l’éventualité de troubles à l’ordre public lors de la mise en œuvre de la procédure d’expulsion ».
22. Un procès-verbal de synthèse fut rédigé par un enquêteur de gendarmerie le 31 janvier 2002. Relevant, d’une part, que [G.M.] avait été soutenu à l’époque par le S.C.A, syndicat à forte connotation politique apportant son soutien à de nombreuses occupations de terres et, d’autre part, la décision de la famille M. de se maintenir dans les lieux et la possibilité de mobiliser des proches parents et sympathisants, il en conclut qu’une procédure d’expulsion risquait d’engendrer un trouble à l’ordre public.
23. Ce procès-verbal fut transmis au préfet avec une note du capitaine commandant la compagnie de Ghisonaccia, dans laquelle il était notamment indiqué :
« I. Risques de troubles à l’ordre public
- [G.M.] a déclaré aux gendarmes qu’il ne quittera pas les lieux malgré la procédure d’expulsion. Une résistance physique de sa part est quasi certaine. L’emploi de la force à son encontre sera donc vraisemblablement nécessaire.
- Lors de la mise en œuvre de l’expulsion, la famille [M.] pourrait bénéficier principalement du soutien d’agriculteurs du FIUMORBU, particulièrement de ceux qui occupent également, sans titre, des terres agricoles.
Estimation de ce soutien éventuel : de 10 à 30 personnes pouvant être virulentes.
- La mise en œuvre de la procédure d’expulsion risque de prendre du temps (évacuation des 330 têtes de bétail, ...). Plus cette mise en œuvre durera, plus le soutien d’éléments extérieurs pourrait être important.
- Il est à craindre que l’exploitation agricole soit réoccupée illégalement après le départ des forces de l’ordre.
II. Effectifs de gendarmerie à envisager
Afin de faire face aux risques évoqués, il convient d’envisager la présence sur zone (ou en attente à proximité suivant la situation constatée) des effectifs suivants :
- 3 militaires de la brigade de VENTISERI
- 1 équipe légère d’intervention
- 1 peloton de gendarmes mobiles. »
24. Par une lettre du 25 octobre 2002, les requérants demandèrent l’intervention et l’assistance du Premier ministre.
25. Ils saisirent le tribunal administratif de Bastia d’une demande d’indemnisation du préjudice subi du fait du refus du concours de la force publique pour exécuter l’ordonnance de référé du 22 novembre 2000.
26. Le 10 juillet 2003, le tribunal les débouta de leur demande. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement.
27. Par un arrêt du 12 décembre 2005, la cour administrative d’appel de Marseille rejeta leur demande en annulation du jugement du 10 juillet 2003 et leur demande d’indemnisation. Elle jugea notamment que leur demande au titre des pertes de revenus du fait du refus du préfet de leur accorder le concours de la force publique était irrecevable comme étant nouvelle en appel. Le 13 février 2006, les requérants se pourvurent en cassation contre l’arrêt.
28. Le 21 mars 2007, le Conseil d’Etat annula l’arrêt et renvoya l’affaire devant la cour administrative d’appel de Marseille.
29. Par un arrêt du 8 octobre 2007, la cour administrative d’appel considéra que la responsabilité de l’Etat était engagée sur le fondement de l’égalité devant les charges publiques à compter du 24 septembre 2001, compte tenu de l’accusé réception de la demande d’exécution de l’huissier par le préfet le 24 juillet 2001 et de l’écoulement du délai réglementaire de deux mois équivalent à un refus de concours de la force publique. Elle ordonna une expertise afin d’évaluer le préjudice subi par les requérants pour la période postérieure au 24 septembre 2001.
30. Dans son arrêt rendu au fond le 16 avril 2009, la cour administrative d’appel de Marseille condamna l’Etat à verser aux requérants une somme de 989 310 euros en réparation du préjudice correspondant à une exploitation personnelle de leur terre, ainsi qu’une somme de 10 000 euros au titre du préjudice moral subi.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
31. La Cour renvoie sur ces points à l’affaire Matheus c. France (no 62740/00, §§ 36-40, 31 mars 2005).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
32. Les requérants allèguent que le refus de concours de la force publique pour faire exécuter une mesure judiciaire ordonnant la libération de leurs terres illégalement occupées a causé la perte de leur exploitation, ainsi que de l’espérance légitime de poursuivre un développement agricole et viticole de longue durée et prometteur. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui se lit comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
33. Le Gouvernement considère tout d’abord que la requête n’est pas recevable, l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Marseille, saisie d’un recours en responsabilité de l’Etat, le 16 avril 2009, retirant leur qualité de victime aux requérants. Pour la période antérieure au 24 septembre 2001 et non retenue par la cour administrative d’appel, les requérants n’auraient pas épuisé les voies de recours internes faute d’avoir également exercé une action similaire. Le Gouvernement estime en outre qu’on ne saurait prétendre que les pouvoirs publics auraient délibérément décidé de ne pas accorder le concours de la force publique aux requérants. Au contraire, le préfet de Haute-Corse chargea la gendarmerie de préparer un dispositif d’évacuation des occupants et, par la suite, un rapport mit en évidence les grandes difficultés et les moyens très importants à mettre en œuvre pour procéder à l’expulsion - notamment en raison des aides extérieures dont les occupants auraient pu bénéficier en vue d’empêcher l’évacuation –, ainsi que les risques de graves troubles à l’ordre public et l’inefficacité d’une mesure imposée par la force.
34. Il est certain que, dans ces conditions, les nécessités de l’ordre public pouvaient justifier qu’une solution négociée soit recherchée par les autorités et que dans l’attente d’un résultat, les requérants auraient pu saisir les juridictions administratives pour réclamer une juste indemnisation de leur préjudice. Le Gouvernement remarque que dans un certain nombre de cas les propriétaires, en refusant de mettre en action les recours juridiques qui s’ouvraient à eux ou en différant leur mise en œuvre, n’ont pas contribué au règlement rapide de ces affaires.
35. Par ailleurs, le Gouvernement estime que si la jurisprudence de la Cour sur les décisions d’expulsion reconnaît la nécessité d’une exécution rapide des décisions et de la mise en œuvre du concours de la force publique lorsqu’elle est demandée et acceptée par le juge, elle n’interdit pas aux pouvoirs publics de tenir compte des nécessités de l’ordre public pour prêter ou non son concours, pourvu qu’ils démontrent que ce sursis à exécution n’a duré que le temps nécessaire à trouver une solution satisfaisante aux problèmes d’ordre public (Lunari c. Italie, no 21463/93, 11 janvier 2001). Les autorités françaises ont donc pu différer quelques expulsions pour des motifs d’ordre public évidents, n’excédant pas leur marge d’appréciation, comme en l’espèce, dès lors que des risques d’affrontements armés n’étaient pas à exclure.
2. Les requérants
36. Les requérants notent que le Gouvernement ne conteste pas l’occupation illégale de leur propriété. S’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel les autorités préfectorales auraient chargé la gendarmerie de préparer un dispositif d’évacuation des occupants, ils précisent d’emblée que la décision du préfet est intervenue à la demande expresse de l’huissier de justice commis par eux. Quant à la décision préfectorale elle-même, les requérants considèrent que les termes de la lettre adressée par la directrice de cabinet du préfet à la gendarmerie étaient étrangers à la mise en place d’un dispositif d’évacuation, mais faisaient au contraire procéder à des investigations sur l’éventualité de troubles à l’ordre public, préparant ainsi une décision négative valant refus de concours de la force publique.
37. S’agissant de l’arrêt Lunari c. Italie (précité), les requérants estiment que le Gouvernement se contente de se référer à la notion d’ordre public de façon déclaratoire, sans préciser en quoi les mesures de protection du droit de propriété des requérants pourraient porter atteinte à l’ordre public, et sans commencement de preuve relatif à des « risques d’affrontements armés » au vu de « situations autrement plus graves ». Les requérants ajoutent qu’à la différence de l’affaire Lunari, il n’y a en l’espèce non pas un sursis à exécution, mais un refus total d’exécution. Quant au temps « strictement nécessaire » pour que les autorités trouvent une solution au problème, les requérants relèvent qu’il est indéterminé et peut durer plusieurs années en Corse, outre le fait que le Gouvernement est dans l’impossibilité de répondre à la condition de « solution satisfaisante ».
38. Les requérants invoquent le bénéfice de l’arrêt Matheus c. France (no 62740/00, 31 mars 2005) concernant le refus de concours de la force publique dans un climat particulier d’animosité à l’égard de certains propriétaires métropolitains. Ils estiment enfin que l’impact de la carence de l’Etat sur la jouissance de leurs biens leur a fait supporter une charge disproportionnée et excessive.
B. Appréciation de la Cour
39. S’agissant tout d’abord des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, lequel invoque la perte alléguée de la qualité de victime des requérants et le défaut d’épuisement partiel des voies de recours internes, en se fondant sur la procédure en responsabilité de l’Etat, la Cour rappelle d’emblée que, par une décision du 3 juillet 2007, elle a déclaré la présente requête recevable après avoir déjà examiné cette question. En effet, dans sa décision, pour écarter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, la Cour, après avoir observé que les requérants se plaignent du défaut du concours de la force publique pour assurer l’exécution de l’ordonnance du président du tribunal de grande instance du 22 novembre 2000, a relevé qu’une action devant le juge administratif pour une mise en cause de la responsabilité de l’Etat en raison du refus implicite opposé par le préfet n’était pas de nature à aboutir directement à l’exécution de cette décision, les requérants invoquant l’atteinte à leur droit de propriété et demandant la libération des lieux (voir, mutatis mutandis, Matheus c. France (déc.) no 62740/00, 18 mai 2004) ; elle a également jugé que ce sont les autorités qui sont tenues de prêter leur concours à l’exécution de l’arrêt afin que les requérants récupèrent leur bien immobilier et que, dès lors, l’obligation d’agir pesait sur les autorités et non pas sur les requérants. Il s’ensuit que les exceptions du Gouvernement, qui sont identiques ou se confondent avec l’exception déjà rejetée dans le cadre de la décision de recevabilité du 3 juillet 2007, ne sauraient être retenues.
40. Par ailleurs, comme dans l’affaire Matheus (précitée), la Cour considère que le refus de concours de la force publique ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’une carence des autorités locales et notamment du préfet, voire d’un refus délibéré de la part de celles-ci, dans des circonstances locales particulières et pendant une longue période, de prêter main-forte aux requérants pour faire libérer leurs terres. Le défaut d’exécution de l’ordonnance du 22 novembre 2000 doit dès lors être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 qui énonce le droit au respect de sa propriété.
41. La Cour rappelle, à cet égard, que l’exercice réel et efficace du droit que cette disposition garantit ne saurait en effet dépendre uniquement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence et peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII, et Matheus précité, § 68).
42. Par ailleurs, combiné avec la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, la prééminence du droit, l’un des principe fondamentaux d’une société démocratique, inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un Etat en raison du refus de celui-ci d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (Katsaros c. Grèce, no 51473/99, § 43, 6 juin 2002, et Georgiadis c. Grèce, no 41209/98, § 31, 28 mars 2000).
43. La Cour prend note des observations du Gouvernement et relève que depuis le 22 novembre 2000, date de la mesure judiciaire d’expulsion, les autorités n’ont rien entrepris pour faire libérer les terres illégalement occupées. Elle constate que le Gouvernement ne justifie pas l’inaction des autorités et se contente de faire référence, d’une façon générale et non suffisamment circonstanciée, aux nécessités de l’ordre public, ainsi qu’au risque d’une nouvelle occupation illégale de la propriété des requérants après l’évacuation par la force, ce qui, pour la Cour, est un motif inacceptable dès lors que les autorités internes étaient précisément censées protéger les requérants d’un tel risque.
44. Bien que consciente des difficultés rencontrées par les autorités françaises pour renforcer l’Etat de droit en Corse, la Cour estime que les arguments avancés en l’espèce ne sauraient constituer un motif légitime sérieux et suffisant pour justifier la carence des autorités, qui avaient l’obligation de protéger les intérêts patrimoniaux des requérants. Ainsi, la Cour constate, contrairement à ce que le Gouvernement semble soutenir en faisant référence à l’affaire Lunari (précité), que les autorités n’ont pas sursis à l’exécution de la mesure judiciaire, ni cherché une autre solution pour remédier à la situation, mais qu’elles ont simplement refusé de l’exécuter. Elles n’ont pas cherché pendant ce laps de temps à trouver une solution à l’amiable – même provisoire – avec les différents intéressés alors que, selon le Gouvernement, les nécessités de l’ordre public pouvaient le justifier ; et elles n’ont pas non plus tenté, après le rapport de gendarmerie transmis au préfet au mois de janvier 2002, de réévaluer la situation pour envisager une expulsion.
45. De l’avis de la Cour, il appartenait aux autorités, dès qu’elles furent informées de la situation des requérants, de prendre, dans un délai raisonnable, toutes les mesures nécessaires afin que la décision de justice soit respectée et que les requérants retrouvent la pleine jouissance de leurs biens. Elle estime que l’inaction des autorités en l’espèce a eu pour conséquence, en l’absence de toute justification d’intérêt général, d’aboutir à une sorte d’expropriation privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire (Matheus précité, § 71). En laissant perdurer une telle situation, les autorités ont non seulement encouragé certains individus à dégrader en toute impunité les biens des requérants, mais également laissé s’installer un climat de crainte et d’insécurité non propice au retour des requérants sur leurs terres.
46. La Cour remarque que ce type de situation témoigne de l’inefficacité du système d’exécution et renvoie au risque de dérive – rappelé dans la Recommandation du Comité des Ministres en matière d’exécution des décisions de justice – d’aboutir à une forme de « justice privée » qui peut avoir des conséquences négatives sur la confiance et la crédibilité du public dans le système juridique (ibid.).
47. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’en refusant de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à l’occupation illégale des terres appartenant aux requérants et ce, pendant plusieurs années, les autorités françaises ont rompu l’équilibre à ménager entre les exigences de l’intérêt général et la protection de leurs intérêts patrimoniaux, et ont porté atteinte à leur droit au respect leurs biens. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
48. Les requérants se plaignent d’avoir été privés de la jouissance de leur domicile en raison de l’occupation illégale de leur propriété à partir de 1990. Ils invoquent l’article 8, qui se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
49. Tant les requérants que le Gouvernement invoquent des arguments communs aux griefs tirés des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
50. Compte tenu du constat de violation auquel elle est parvenue (paragraphe 47 ci-dessus), la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 8.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Dommage matériel
52. Les requérants, qui font notamment état d’expertises diligentées à leur demande, réclament 1 412 104 EUR au titre du préjudice matériel (299 648 EUR correspondant à la valeur des terrains constructibles et aux revenus qu’ils auraient pu percevoir de leur placement depuis 1995, 746 837 EUR correspondant à la valeur des terrains agricoles, et 365 619 EUR correspondant à la valeur locative des terres maraîchères sur une période de dix-sept ans).
53. Le Gouvernement conteste ces demandes qu’il juge excessives et ne pouvant être rattachées aux violations alléguées de la Convention. Il considère notamment que les requérants ont effectivement subi un trouble de jouissance du fait de l’occupation prolongée de leurs biens, mais qu’ils ne sont pas fondés à demander une indemnisation correspondant à la valeur de la propriété foncière, dans la mesure où ils demeurent les propriétaires en titre des biens non vendus.
54. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 en raison du refus de concours de la force publique en exécution d’une décision de justice. Elle estime que si les requérants ont incontestablement et nécessairement subi un préjudice matériel en raison du refus de concours de la force publique, leurs prétentions sont néanmoins manifestement, soit hypothétiques, soit excessives, et les expertises diligentées à leur demande, selon des méthodes d’évaluation dont la pertinence n’est pas suffisamment établie, ne permettent pas davantage de calculer ce préjudice de manière précise. Dans ces conditions, il ne sera pas fait droit à ce chef de demande. La Cour note d’ailleurs, à titre surabondant, que si, comme elle a jugé dans le cadre de l’examen de la recevabilité de la requête, une mise en cause de la responsabilité de l’Etat aurait été inefficace pour aboutir à l’exécution de la décision de justice et à la libération des lieux (voir également R.P. c. France (déc.), no 10271/02, 3 juillet 2007), une telle action devant les juridictions internes s’est par contre révélée être un recours adéquat pour obtenir l’indemnisation de leur préjudice subi en raison de l’occupation elle-même (paragraphe 30 ci-dessus).
2. Dommage moral
55. Les requérants demandent au moins 20 000 EUR chacun.
56. Le Gouvernement ne se prononce pas.
57. La Cour estime que les requérants ont subi un préjudice moral certain, que la simple constatation de violation ne saurait compenser. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour leur accorde à chacun la somme de 8 000 EUR.
B. Frais et dépens
58. Les requérants réclament 36 896,24 EUR au titre des frais et dépens, correspondant aux honoraires des avocats qui les ont représentés devant les juridictions internes et devant la Cour, ainsi qu’aux frais d’huissier et d’expertise. Ils produisent à l’appui de leurs prétentions un certain nombre de factures.
59. Le Gouvernement considère que seuls les frais de justice réellement et nécessairement engagés doivent être pris en compte.
60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle n’accorde au requérant le paiement des frais et dépens qu’il a exposés devant les juridictions nationales que dans la mesure où ils ont été engagés pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation : tel a bien été, partiellement, le cas en l’espèce. En conséquence, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux intéressés la somme de 5 000 EUR au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
61. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
2. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage moral à chacun des requérants, ainsi que 5 000 EUR (cinq mille euros) conjointement aux requérants au titre de frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 janvier 2010, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président