Conclusion Violation de P1-1 ; Dommage matériel - décision réservée ; Préjudice moral - décision réservée
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AVELLAR CORDEIRO ZAGALLO c. PORTUGAL
(Requête no 30844/05)
ARRÊT
STRASBOURG
13 janvier 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Avellar Cordeiro Zagallo c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 30844/05) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. F. G. de A. C. Z. et P. M. de A. C. Z. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 12 août 2005 respectivement en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Par une lettre du 1er octobre 2007, le conseil des requérants a informé la Cour de ce que le second requérant était décédé, le 11 avril 2007. La procédure concernant la présente requête s'est donc poursuivie au nom de son frère et seul héritier, le premier requérant. Pour des raisons d'ordre pratique, le présent arrêt continuera à se référer aux « requérants », bien qu'il faille aujourd'hui attribuer cette qualité au seul premier requérant.
2. Les requérants sont représentés par Me J.A. F. de B., avocat à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint.
3. Les requérants alléguaient avoir été privés de leur propriété sans avoir reçu d'indemnisation.
4. Le 10 juillet 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le premier requérant est né en 1957 et réside à Oeiras (Portugal). Le deuxième requérant, né en 1949 et décédé en 2007, résidait également à Oeiras.
A. L'expropriation et la procédure ultérieure
6. Les requérants étaient – avec leur mère, décédée le 20 décembre 1999 – les seuls héritiers de leur père, décédé le 2 juillet 1992. Le père des requérants était propriétaire de 1/5 de deux terrains, d'une surface totale de 475 hectares environ, qui ont été expropriés par un arrêté ministériel no 579/75 du 24 septembre 1975, dans le cadre de la législation générale relative à la réforme agraire au Portugal. La législation en cause prévoyait, entre autres, que les propriétaires pouvaient, sous certaines conditions, exercer leur droit de « réserve » (direito de reserva) sur une partie des terrains afin d'y poursuivre leurs activités agricoles. Elle prévoyait l'indemnisation des intéressés. Le montant, le délai et les conditions de paiement d'une telle indemnisation restaient à définir.
7. Les 15 juin 1979 et 12 avril 1983, l'Etat accorda à titre de droit de réserve la totalité des deux terrains à l'un des quatre autres copropriétaires, R.S., le frère du père des requérants et oncle de ces derniers. D'après les requérants, ces actes des 15 juin 1979 et 12 avril 1983 ne furent pas notifiés à leur père ; toujours d'après les requérants, les autres copropriétaires s'opposèrent à l'octroi du droit de réserve en question.
8. Les 9 novembre 1981 et 6 décembre 1988, R.S. inscrit en son nom la totalité des deux terrains en cause au cadastre foncier.
9. Suite aux plaintes des autres copropriétaires, les services du ministère de l'Agriculture rédigèrent plusieurs notes d'information à l'intention du secrétaire d'Etat à l'Agriculture.
10. La première de ces notes provenait de la direction régionale de l'Alentejo du ministère de l'Agriculture. Datée du 22 août 1989, cette note soutenait qu'il devait être proposé au père des requérants l'exercice de son droit de réserve sur un autre terrain, dont le propriétaire avait été, jusqu'à la date de l'expropriation, R.S. Aucune suite ne fut donnée à cette note.
11. Dans une autre note du 15 février 1991, un juriste du ministère de l'Agriculture constata que les deux terrains n'auraient pas dû faire l'objet d'expropriation, car ils ne remplissaient pas les critères établis par la législation pertinente. Il recommanda donc l'annulation des actes d'expropriation.
12. Dans une autre note du même juriste, datée du 22 avril 1991, il fut constaté que des inexactitudes avaient eu lieu s'agissant de l'octroi du droit de « réserve ». Ce juriste considéra cependant que l'administration ne pouvait pas revenir en arrière, des droits ayant été créés dans la sphère juridique de l'intéressé. Il souligna que les autres intéressés auraient la possibilité de mettre en œuvre les « moyens de défense appropriés », y compris devant les juridictions civiles, afin de faire valoir leurs droits. Le 6 mai 1991, le secrétaire d'Etat apposa sur cette note la mention « d'accord » et ordonna aux services de préparer un arrêté d'annulation de l'expropriation.
13. Par un arrêté ministériel no 208/91, publié au Journal officiel le 6 juillet 1991, le secrétaire d'Etat à l'Agriculture annula l'expropriation et ordonna la dévolution des terrains en cause aux copropriétaires, nommément désignés.
14. Le 18 juillet 1991, le père des requérants demanda au ministre de l'Agriculture la dévolution effective des terrains, qui n'avait pas encore eu lieu, les terrains étant occupés par R.S. D'après les requérants, l'administration ne donna pas suite à cette demande, alléguant ne pouvant « s'immiscer dans un conflit entre de simples particuliers ».
15. Les requérants reçurent une indemnité pour la privation temporaire du droit de propriété des deux terrains, entre les années 1975 et 1983, des montants de 192,87 euros (EUR) et 196,67 EUR respectivement. Ils ne reçurent aucune indemnité pour la privation définitive du droit de propriété ni pour l'extraction de liège ayant eu lieu sur les terrains.
B. La procédure devant les juridictions civiles
16. Le 16 juin 1993, les requérants et leur mère, décédée par la suite (voir le paragraphe 6 ci-dessus), introduisirent devant le tribunal d'Arraiolos une action en revendication de la propriété des terrains en cause contre R.S. L'Etat fut également cité à comparaître en tant que défendeur suite à une demande d'intervention forcée formulée par les requérants.
17. Par un jugement du 5 mai 1998, le tribunal rejeta la demande. Il considéra notamment que l'octroi du droit de « réserve » avait pour effet de transmettre le droit de propriété sur le bien en question. A la date de l'annulation de l'expropriation, les terrains appartenaient donc à R.S., qui avait en tout état de cause déjà acquis le premier de ces terrains suite à l'intervention de la prescription acquisitive.
18. Sur recours des requérants, la cour d'appel d'Évora, par un arrêt du 1er mai 1999, annula le jugement entrepris, considérant que suite à l'annulation de l'expropriation les requérants étaient devenus propriétaires du 1/5 des terrains en cause. Les défendeurs ne sauraient se fonder sur l'octroi erroné du droit de « réserve ». La cour d'appel ordonna par conséquent l'annulation de tous les registres au cadastre foncier et la dévolution de la partie des terrains en question. Elle condamna enfin R.S à verser aux requérants une indemnisation correspondant au 1/5 des fruits produits par les terrains en cause pendant la période concernée.
19. R.S. se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Par un arrêt du 17 février 2000, la haute juridiction accueillit le pourvoi et confirma la décision du tribunal d'Arraiolos, soulignant notamment que la déclaration d'annulation de l'expropriation ne saurait affecter les situations juridiques déjà constituées à la date de son prononcé. Pour la Cour suprême, les actes d'octroi du droit de réserve n'ayant pas été « attaqués contentieusement dans le for adéquat », ils s'étaient consolidés dans l'ordre juridique.
C. La procédure devant les juridictions administratives
20. Le 23 octobre 2002, les requérants introduisirent devant le tribunal administratif de Lisbonne une action en reconnaissance du droit de propriété contre le ministère de l'Agriculture et R.S. Ils firent valoir ne disposer d'aucun autre moyen procédural d'obtenir la reconnaissance de leur droit de propriété sur 1/5 des terrains en question et soulignèrent que c'était le ministère lui-même, dans l'arrêt ministériel no 208/91, qui déterminait la dévolution des terrains à tous les copropriétaires.
21. Par un jugement du 15 juillet 2004, le tribunal administratif se déclara incompétent, estimant qu'aucune question de droit public n'était en cause, le litige étant de nature privée.
22. Par un arrêt du 24 février 2005, la Cour suprême administrative confirma ce jugement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. L'arrêt Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal (nos 29813/96 et 30229/96, CEDH 2000-I) décrit, en ses paragraphes 31 à 37, le droit et la pratique internes pertinents en matière de réforme agraire.
24. S'agissant en particulier du droit de « réserve », la législation pertinente permettait aux intéressés de rester en possession d'une partie de leurs terrains. La loi-cadre no 77/77 du 29 septembre 1977, portant sur les bases générales de la réforme agraire, modifia les conditions du droit de réserve et établit que les intéressés jouissaient, dans certaines conditions, du droit de propriété sur les terrains faisant l'objet dudit droit de réserve (article 38). Ces terrains pouvaient cependant ne pas correspondre à ceux ayant fait l'objet de l'expropriation (article 35). Enfin, il était possible de traiter dans un seul dossier – et comme un seul titulaire de l'indemnisation – les cas de copropriété (article 32).
25. Une nouvelle loi-cadre concernant la réforme agraire – la loi no 109/88 du 26 septembre 1988 – modifia encore les conditions du droit de réserve, précisant que le bénéficiaire jouissait du droit de propriété tel qu'il existait à la date de l'expropriation ou de l'occupation (article 14).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
26. Les requérants se plaignent de la privation de propriété de la partie des terrains en cause, pour laquelle ils n'ont reçu aucune indemnisation, alors même que l'Etat lui-même a reconnu l'illégalité de l'expropriation et l'octroi erroné du droit de réserve à un seul des copropriétaires. Ils y voient une violation de l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique (...) a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général (...). »
27. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Sur l'épuisement des voies de recours internes
28. Le Gouvernement soulève d'abord une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il souligne que les requérants auraient dû attaquer les actes étatiques ayant accordé le droit de réserve à R.S. devant les tribunaux administratifs. Il s'agissait là en effet d'un recours efficace et accessible aux intéressés. Comme la Cour suprême l'a dit elle-même dans son arrêt du 17 février 2000, l'action civile introduite par les requérants ne saurait constituer un recours adéquat à redresser la violation alléguée.
29. Les requérants contestent cette thèse. Ils soulignent notamment que les actes en cause, prononcés sous l'empire de la loi no 77/77 (voir le paragraphe 24 ci-dessus), n'étaient pas susceptibles d'être contestés par leur père, lequel n'a d'ailleurs jamais reçu aucune notification formelle de l'administration à cet égard.
30. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (voir, par exemple, Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36). Le requérant doit en outre avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu'une voie de recours a été utilisée, l'usage d'une autre voie dont le but est pratiquement le même n'est pas exigé (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V (extraits)).
31. L'article 35 § 1 de la Convention ne prescrit toutefois l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Vernillo c. France du 20 février 1991, série A no 198, § 27, et Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, § 38).
32. En l'espèce, la Cour constate d'abord qu'il n'est pas clair si le père des requérants bénéficiait, à la lumière de la législation de l'époque et à un moment où l'expropriation n'avait pas encore été annulée, de la possibilité d'attaquer les actes d'octroi du droit de réserve en cause devant les tribunaux administratifs. Elle relève à cet égard que le Gouvernement n'a pas été en mesure de présenter un seul exemple jurisprudentiel concernant des situations similaires.
33. Elle souligne ensuite que les requérants ont essayé d'obtenir réparation du préjudice subi devant les juridictions civiles. A cet égard, la Cour ne saurait accepter l'argument du Gouvernement selon lequel l'action civile en cause ne serait pas un recours adéquat. Elle relève que la question soulevée par les requérants était controversée et que même si la Cour suprême a finalement rejeté la demande, la cour d'appel, par exemple, a statué en leur faveur (voir le paragraphe 18 ci-dessus). Enfin, les requérants n'ont pas manqué d'essayer encore d'obtenir réparation devant les juridictions administratives.
34. Dans ces conditions, la Cour conclut que les requérant ont fait un usage normal des voies de recours disponibles en droit portugais afin d'obtenir le redressement de la violation alléguée.
35. La Cour rejette donc l'exception du Gouvernement.
2. Sur la qualité de victime
36. Le Gouvernement soutient ensuite que les requérants ne revêtent pas la qualité de victimes d'une violation de la Convention. Il relève à cet égard que l'administration a proposé aux requérants l'octroi d'un droit de réserve sur d'autres terrains, ce qui leur aurait permis de bénéficier par la suite du droit de propriété sur les terrains en cause. Les requérants n'ayant pas accepté cette proposition, ils ne sauraient maintenant venir se plaindre du défaut d'indemnisation.
37. Les requérants soulignent que la prétendue proposition mentionnée par le Gouvernement n'a jamais produit des effets juridiques : l'information de la direction régionale de l'Alentejo du ministère de l'Agriculture du 22 août 1989 n'a fait l'objet d'aucune décision ministérielle (voir le paragraphe 10 ci-dessus). Les requérants considèrent à cet égard que c'était à bon droit qu'aucune suite n'ait été donnée à cette proposition, laquelle serait juridiquement impossible, au vu des dispositions de la loi no 109/88, applicable au moment où elle était formulée.
38. La Cour rappelle qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si « les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention » (Chevrol c. France, no 49636/99, § 36, CEDH 2003-III). En l'espèce, force est de constater que les autorités nationales n'ont jamais reconnu et encore moins réparé la violation alléguée. Les requérants peuvent donc se prétendre « victimes » d'une violation, l'exception soulevée par le Gouvernement à cet égard étant non fondée.
39. La Cour constate enfin que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
40. Les requérants se plaignent de n'avoir reçu aucune indemnisation pour la privation de propriété de la partie des terrains en cause, alors même que l'Etat a reconnu l'illégalité de l'expropriation et l'octroi erroné du droit de réserve à un seul des copropriétaires.
41. Le Gouvernement relève d'abord que l'administration n'a eu aucun comportement illégal. En effet, la loi applicable à l'époque permettait d'octroyer le droit de réserve à une seule personne dans les cas de copropriété. Lorsqu'il a été constaté qu'il n'était plus possible de retourner aux requérants les terrains en cause, l'administration leur a proposé l'octroi du droit de réserve sur d'autres terrains similaires. Les requérants ayant cependant refusé cette proposition, ils doivent porter la responsabilité de leur choix. En tout état de cause, le Gouvernement souligne que les requérants ont reçu une indemnisation pour la privation temporaire de la jouissance du bien en cause, calculée aux termes de la législation pertinente en la matière.
42. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37) : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété, doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, §§ 65-69, 16 novembre 2004, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V).
43. En l'espèce, ce n'est pas contesté que l'ingérence dans les biens des requérants relève de la seconde phrase du premier alinéa, les requérants ayant été privés de leur propriété. Nul ne conteste non plus que l'expropriation en cause et la procédure ultérieure concernant cette dernière avaient une base légale. Enfin, l'utilité publique de l'intervention de l'Etat sur les terrains du père des requérants, ainsi que la politique générale de l'Etat défendeur en matière de réforme agraire au Portugal, n'a pas prêté à controverse (voir, à cet égard, Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres, précité, § 53).
44. Reste à examiner si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et une absence totale d'indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l'article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 111, CEDH 2005-VI ; Les Saints Monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 35, § 71).
45. La Cour rappelle à cet égard que lors de l'annulation de l'expropriation litigieuse, le secrétaire d'Etat à l'Agriculture ordonna la dévolution des terrains aux différents copropriétaires, nommément désignés. S'agissant des requérants, toutefois, cette dévolution ne put avoir lieu, les terrains étant déjà enregistrés au nom de l'un des copropriétaires, qui les avait reçus dans le cadre de l'exercice de son droit de réserve. Le Gouvernement a avancé deux raisons principales qui justifieraient l'absence d'une indemnisation en faveur des requérants pour la perte définitive des biens : les requérants auraient refusé les terrains proposés par l'administration au titre du droit de réserve et ils auraient reçu une indemnisation pour l'absence de jouissance des biens en cause pendant la période d'expropriation.
46. S'agissant du premier de ces motifs, la Cour n'exclut pas que, dans certaines circonstances, une offre, par les autorités compétentes, d'un bien similaire à celui dont l'intéressé s'est vu privé, puisse constituer une juste indemnisation. Encore faut-il qu'une telle offre revête un caractère sérieux et qu'elle émane d'une autorité ayant le pouvoir de décision. Au cas où de telles conditions seraient réunies, la Cour pourrait être amenée à examiner si le refus d'une telle offre par les intéressés serait déraisonnable. Toutefois, en l'espèce, il est loin d'être établi que ces conditions se vérifiaient. Ainsi, le seul document officiel où il est mentionné que les requérants pourraient recevoir des terrains similaires à ceux ayant fait l'objet d'expropriation est l'information de la direction régionale de l'Alentejo du ministère de l'Agriculture du 22 août 1989. Toutefois, aucune suite n'a été donnée à cette note (voir le paragraphe 10 ci-dessus). Il n'appartient pas à la Cour de spéculer sur la question de savoir si la proposition du 22 août 1989 en cause respectait ou non le droit interne applicable à l'époque. Il lui suffit de constater qu'une telle proposition ne réunissait pas les conditions permettant de la considérer comme constituant une juste indemnisation raisonnablement en rapport avec la valeur des biens ayant fait l'objet de l'expropriation.
47. S'agissant de l'indemnisation versée aux requérants pour la privation temporaire du droit de propriété, la Cour constate que la somme en cause a été versée aux requérants en application de la législation applicable en matière de réforme agraire aux personnes ayant reçu en retour la totalité ou une partie des terrains en cause, moyennant l'exercice du droit de réserve (voir à cet égard Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres, précité, § 35). Ce n'est pas le cas des requérants, qui ne reçurent pas leurs terrains en retour, raison pour laquelle les sommes en question n'ont été que de 192,87 euros (EUR) et 196,67 EUR respectivement pour chacun des deux terrains (voir le paragraphe 15 ci-dessus). Ces sommes ne sauraient non plus être raisonnablement en rapport avec la valeur des biens.
48. Le Gouvernement n'a avancé aucune autre circonstance exceptionnelle pouvant justifier l'absence totale d'une telle indemnisation. La Cour n'en a pas décelé non plus.
49. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l'intérêt général a été rompu et que les requérants ont supporté une charge spéciale et exorbitante. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
51. Les requérants réclament, se référant à une expertise des terrains litigieux qu'ils soumettent à la Cour, 740 000 EUR au titre du préjudice matériel qu'ils auraient subi. Ils demandent par ailleurs la somme de 50 000 EUR pour le préjudice moral.
52. Le Gouvernement considère ces sommes excessives.
53. Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état pour autant que le dommage moral et matériel sont concernés, de sorte qu'il convient de la réserver en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur et les requérants.
B. Frais et dépens
54. Les requérants demandent également 10 000 EUR pour frais et dépens.
55. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les requérants n'ayant fourni aucun justificatif à cet égard, la Cour rejette la demande.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable s'agissant des frais et dépens ;
4. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, pour autant que le dommage moral et matériel sont concernés ; en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 janvier 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens Greffière Présidente