Conclusion Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ARÄ°F ERDEM c. TURQUIE
(Requête no 37171/04)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
23 mars 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Arif Erdem c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 37171/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. A. E. (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 juin 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me H.H. B., avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 16 janvier 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1923 et réside à Istanbul.
5. En 1964, la commission du cadastre forestier mena les travaux afin de détecter les domaines forestiers qui n'étaient pas classés comme tels dans le village d'Emirli (Pendik/Istanbul). Elle classa, parmi autre, un terrain d'une superficie de 17 000 mètres carrés, situé dans ce village comme domaine forestier public. Faute d'opposition dans le délai prévu à cet effet, les conclusions de ladite commission devinrent définitives, selon le Gouvernement.
6. Le 31 mars 1965, à la suite d'études cadastrales, ce même terrain fut enregistré sous la parcelle no 69 au nom du requérant. Un acte de propriété, qui ne comportait aucune restriction ni annotation, fut ainsi établi au nom du requérant sur le registre foncier. Comme motif d'acquisition du titre de propriété, le registre foncier indique que le terrain en question avait été utilisé par le de cujus du requérant sans interruption et contestation depuis plus de vingt ans, qu'à la suite de son décès, le requérant et ses deux sœurs avaient pris la possession du terrain. En 1959, ces deux dernières avaient vendu leurs parts du terrain au requérant.
7. A la suite d'une nouvelle étude cadastrale, menée en 1984 et en application de l'article 2 § B de la loi no 6831 relative aux forêts, la parcelle no 69 fut exclue du domaine forestier, et ce au profit du Trésor public. En l'absence de contestation, cette conclusion cadastrale devint définitive en 1989 et fut inscrite sur le registre foncier le 25 décembre 1992.
8. Le 24 juillet 2000, le Trésor public intenta une action devant le tribunal de grande instance de Pendik (« le tribunal ») tendant, d'une part, à l'annulation du titre de propriété du requérant au motif que la parcelle no 69 faisait partie du patrimoine de l'Etat et, d'autre part, à l'enregistrement de ce bien au nom du Trésor sur le registre foncier.
9. Le 25 décembre 2002, le tribunal fit droit à cette demande au motif que le terrain litigieux avait d'abord fait partie du domaine forestier public et qu'il en avait par la suite été exclu au profit du Trésor public. Il annula le titre de propriété du requérant et ordonna l'inscription du bien au nom du Trésor.
10. Le 1er avril 2003, la Cour de cassation confirma ce jugement. Elle rejeta également le recours en rectification du requérant le 1er décembre 2003.
11. L'arrêt de la Cour de cassation fut notifié au requérant le 23 décembre 2003.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. Le droit et la pratique internes sont décrits dans l'arrêt Turgut et autres c. Turquie (no 1411/03, §§ 41-67, 8 juillet 2008).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
13. Le requérant soutient que l'annulation de son titre de propriété et son enregistrement au nom du Trésor public constituent une atteinte disproportionnée à son droit au respect de ses biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
14. Sur la recevabilité, le Gouvernement soulève d'abord une exception d'irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois, qui commence, selon lui, le 25 décembre 1992, date de l'inscription sur le registre foncier de la conclusion des études cadastrales effectuées en 1984. Or, le requérant a introduit sa requête devant la Cour le 23 juin 2004, soit douze ans après cette inscription.
Le Gouvernement affirme par ailleurs que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes : d'une part, celui-ci aurait dû contester le résultat des études cadastrales effectuées en 1984 et, d'autre part, il aurait pu demander une indemnité ou intenter une action sur le fondement des dispositions du code civil, du code des obligations et du code de procédure administrative au titre du dommage causé par l'annulation de son titre de propriété. A cet égard, le Gouvernement se réfère à certains arrêts de la Cour de cassation, notamment en matière de la responsabilité objective de l'Etat pour la tenue des registres fonciers.
15. Le requérant ne se prononce pas.
16. S'agissant de l'exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois, la Cour constate que la décision interne définitive au sens de l'article 35 § 1 de la Convention est l'arrêt de la Cour de cassation du 1er décembre 2003, qui a été notifié au requérant le 23 décembre 2003. Le délai de six mois doit donc commencer à courir à partir de cette dernière date. Etant donné que le requérant a saisi la Cour le 23 juin 2004, soit dans le délai de six mois, cette exception du Gouvernement doit être rejetée.
17. En ce qui concerne l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle qu'elle a déjà écarté des exceptions semblables soulevées par le gouvernement défendeur (concernant l'absence de saisine par le requérant des juridictions nationales sur le fondement des dispositions du code civil, du code des obligations et du code de procédure administrative, voir, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş. c. Turquie, no 45651/04, § 32, 10 mars 2009, Doğrusöz et Aslan c. Turquie, no 1262/02, §§ 22-23, 30 mai 2006, et Ardıçoğlu c. Turquie, no 23249/04, § 29, 2 décembre 2008 ; quant à l'absence de contestation du résultat des travaux cadastraux, voir, notamment, Cin et autres c. Turquie, no 305/03, § 28, 10 novembre 2009, et Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, §§ 25-30, 10 mars 2009). Rien ne permettant de s'écarter de cette jurisprudence, elle rejette cette exception du Gouvernement.
18. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
19. Sur le fond, la Cour rappelle avoir déjà examiné des griefs identiques à celui présenté par le requérant et avoir conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 en raison de l'absence d'indemnisation pour le transfert de propriété des biens privés au Trésor public (Turgut et autres, précité, §§ 86-93, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş., précité, §§ 40-45, Rimer et autres, précité, §§ 34-41, et Nural Vural c. Turquie, no 16009/04, §§ 29-34, 10 mars 2009). Après avoir examiné la présente affaire, elle considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce.
20. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
21. Au titre de l'article 41 de la Convention, le requérant réclame, pour le préjudice matériel, 680 000 livres turques (TRL) (environ 310 000 euros (EUR)), somme qui, selon lui, correspond à la valeur réelle du terrain. A l'appui, il fournit un rapport d'expertise datée du 28 décembre 2005 qui a estimé la valeur d'un bien voisin qui se situe aussi dans le village d'Emirli (Pendik/Istanbul). Le requérant demande également 10 000 TRL (environ 4 500 EUR) au titre du préjudice moral. Quant aux frais et dépens engagés, le requérant ne se prononce pas.
22. Le Gouvernement conteste les montants réclamés et invite la Cour à les rejeter.
23. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu'il convient de la réserver en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur et le requérant (dans le même sens, voir Turgut et autres, précité, § 101, Temel Conta Sanayi Ve Ticaret A.Ş., précité, § 51, Nural Vural, précité, § 38, et Rimer et autres, précité, § 46). Selon la Cour, une action en constatation (değer tespiti davası) introduite par le requérant auprès du tribunal compétent constituerait, parmi d'autres, un des moyens les plus appropriés pour déterminer la valeur du bien litigieux.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit leurs observations sur la question dans un délai de trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mars 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente