Conclusion Violation de P1-1 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE APOSTOLAKIS c. GRÈCE
(Requête no 39574/07)
ARRÊT
STRASBOURG
22 octobre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Apostolakis c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Christos Rozakis,
Khanlar Hajiyev,
Dean Spielmann,
Sverre Erik Jebens,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 39574/07) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. M. A. (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 août 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me I. P., avocat à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, Mme O. Patsopoulou, assesseur auprès du Conseil juridique de l'Etat, et M. I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l'Etat.
3. Le requérant allègue une violation de l'article 1 du Protocole no 1.
4. Le 7 juillet 2008, la présidente de la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1938 et réside à Neo Iraklio.
6. Le requérant travaille depuis l'âge de dix-huit ans dans un organisme d'assurance des professions libérales, la Caisse des professionnels et artisans de Grèce (« TEVE »). Il fut promu à la fonction de directeur des retraites. Il fut obligé de démissionner en raison d'une procédure pénale engagée à son encontre pour falsification de livrets d'assurance des assurés de la TEVE.
7. Le 13 mars 1998, la cour d'appel d'Athènes jugea le requérant coupable d'avoir assisté, de 1976 à 1986, deux autres personnes qui falsifiaient des livrets d'assurance au détriment de la TEVE. Elle le condamna à une peine de réclusion de onze ans. Le requérant fut libéré sous conditions le 11 décembre 1998, la durée de sa détention provisoire ayant été déduite de sa peine par la cour d'appel.
8. En 1988, le requérant se vit reconnaître le droit à une pension de retraite, à compter du 10 juin 1987, après trente ans, sept mois et cinq jours de service. Toutefois, après la libération du requérant, le directeur des retraites de l'organisme de sécurité sociale (« IKA »), par un acte du 17 décembre 1999, annula sa décision prise en 1988 d'accorder une pension de retraite au requérant et transféra une partie de cette pension à la femme et à la fille de celui-ci, sur le fondement de la condamnation pour le délit précité et conformément aux articles 62 et 64 § 1 du code des retraites (paragraphes 18-19 ci-dessous). Le requérant explique que la pension pleine qui lui avait été reconnue s'élevait à 617, 14 euros (EUR) par mois et que sa femme et sa fille percevaient 432 EUR par mois. La suppression de la pension de retraite du requérant entraîna aussi celle de ses droits personnels à la sécurité sociale.
9. Le requérant forma une objection contre cette décision devant la commission de contrôle des actes du règlement des retraites qui resta sans suite.
10. Suite à ce rejet tacite de l'objection, le requérant saisit la Cour des comptes. Dans ses observations des 9 septembre 2002 et 8 décembre 2003, il invoquait, entre autres, l'article 1 du Protocole no 1 et l'arrêt rendu par la troisième section de la Cour dans l'affaire Azinas c. Chypre (no 56679/00, 20 juin 2002). Il soutenait, en outre, que l'annulation de la pension de retraite mettait en danger son intégrité physique et morale et alléguait à cet égard une violation des articles 3 et 8 de la Convention.
11. Par un arrêt du 1er avril 2004, la Cour des comptes jugea que l'article 62 du code des retraites introduisait une exception au principe selon lequel tous les fonctionnaires avaient droit à une pension de retraite lorsqu'ils remplissaient les conditions légales. Cette exception était fondée sur un critère, qui n'était pas en relation directe avec l'objet de la réglementation, qui consiste en l'octroi d'une pension de retraite après la fin du service. Et ceci en raison du fait que le comportement pénalement sanctionné d'un fonctionnaire n'avait pas de lien direct avec la réglementation relative aux retraites pour qu'il puisse constituer un critère pouvant conduire à la perte du droit à une pension de retraite. La suppression de la pension de retraite, qui constituait une mesure particulièrement grave pesant sur le fonctionnaire renvoyé jusqu'à la fin de sa vie, mettait en danger sa survie en le privant des moyens élémentaires pour satisfaire ses besoins vitaux à un âge où la possibilité de remplacer cette pension par une autre ressource était très aléatoire, voire inexistante. Les désavantages que comportait la disposition de cet article étaient donc disproportionnés au but poursuivi, à savoir le bon fonctionnement du service public. Cet article était alors contraire au principe constitutionnel de proportionnalité.
12. Suite à cette conclusion, la Cour des comptes renvoya l'affaire à sa formation plénière afin que celle-ci se prononce sur la constitutionnalité de l'article 62 alinéa b) du code des retraites.
13. Dans ses observations du 6 juin 2005, le requérant fonda la totalité de ses arguments sur l'article 1 du Protocole no 1 et sur l'arrêt Azinas c. Chypre susmentionné.
14. Par un arrêt du 12 octobre 2005, la formation plénière jugea que l'article 62 alinéa b) précité ne portait pas atteinte au principe de proportionnalité. Elle précisa que cette disposition avait pour but de dissuader les fonctionnaires en activité de commettre les infractions qui y étaient mentionnées, et ce afin de protéger les intérêts matériels et moraux des services publics, le bon fonctionnement de l'administration ainsi que la crédibilité et l'intégrité de celle-ci. Pour atteindre ce but, le législateur ne pouvait pas distinguer selon que la condamnation pour la commission de ces infractions était intervenue alors que la personne concernée était à la retraite ou non, sinon la retraite contribuerait à mettre le fonctionnaire à l'abri des sanctions.
15. Dans ses observations du 10 octobre 2006 à la Cour des comptes, le requérant invoqua à nouveau la violation de l'article 1 du Protocole no 1, en se référant à l'arrêt Azinas précité.
16. Par un arrêt du 15 février 2007, la Cour des comptes, statuant dans l'affaire du requérant, conclut que, compte tenu des faits de la cause et du caractère particulièrement répréhensible des infractions commises par le requérant au préjudice de la TEVE, la sanction qui lui avait été infligée était proportionnée au but poursuivi par l'article 62 alinéa b). Par conséquent, le rejet tacite de l'objection du requérant contre les décisions annulant la pension de retraite qui lui avait été accordée et transférant celle-ci à son épouse et à sa fille, était légal.
17. Par un arrêt du 17 mars 2008, la Cour des comptes fut appelée à se prononcer sur le préjudice subi par la TEVE du fait des falsifications pour lesquelles le requérant avait été condamné le 13 mars 1998. Elle décida que le requérant était redevable envers la TEVE des sommes de 1 926 988, 17 EUR et 148 609,76 EUR pour les pertes subies par cet organisme entre 1985 et 1987.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. L'article 62 alinéa b) du code des retraites prévoit que le droit à une pension de retraite est perdu si le titulaire est condamné de manière définitive, qu'il soit actif ou retraité, à une peine de réclusion pour vol, détournement de fonds, fraude, faux en écriture, abus de confiance ou à une peine d'emprisonnement pour corruption, si ces infractions sont commises à l'encontre de l'Etat ou de personnes morales de droit public. La dernière phrase de l'article 62 alinéa b) prévoit que lorsque la personne condamnée est graciée et que les conséquences de sa condamnation disparaissent ou lorsqu'il y a réhabilitation de cette personne par voie judiciaire, le droit à la pension est rétabli.
19. L'article 64 § 1 du même code prévoit que le conjoint et les enfants d'une personne condamnée, en application de l'article 62, ont droit à la pension de retraite, comme si cette dernière était décédée.
20. Le Gouvernement précise que la jurisprudence des tribunaux grecs relative à l'article 62 alinéa b) tend à dissuader les fonctionnaires de commettre des infractions contre l'Etat et les personnes morales de droit public, et à sauvegarder ainsi le patrimoine de ceux-ci, le bon fonctionnement de l'administration et la crédibilité et l'intégrité du service public.
21. L'article 25 § 1 de la Constitution dispose :
« Les droits de l'homme, en tant qu'individu et en tant que membre du corps social, et le principe de l'État-providence constitutionnel sont garantis par l'État. Tous les agents de l'État sont tenus d'en assurer l'exercice effectif et sans obstacle. Ces principes s'appliquent également aux relations privées et à tout ce qui s'y rapporte. Les restrictions de toutes sortes qui, conformément à la Constitution, peuvent être apportées à ces droits doivent être prévues soit directement par la Constitution soit par la loi ; dans le cas où l'indication existe en faveur de celle-ci, le principe de proportionnalité doit être respecté. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
22. Le requérant se plaint que, suite à sa condamnation pénale, la suppression de sa pension de retraite, qui avait un caractère automatique, le prive de tout moyen de subsistance, alors qu'il a soixante-neuf ans et qu'il lui est impossible de commencer une nouvelle activité professionnelle. Cette sanction est particulièrement grave car elle entraîne en plus la privation de toute assurance-maladie. Il a donc subi une atteinte à son droit au respect de ses biens, contraire à l'article 1 du Protocole no 1 qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
1. Non-épuisement des voies de recours internes
23. A titre principal, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Le requérant n'a jamais soulevé devant les juridictions nationales son grief relatif au respect de ses biens et la Cour des comptes a examiné la question de la conformité de l'article 62 avec le principe de proportionnalité tel que garanti par l'article 25 de la Constitution et non par rapport à l'article 1 du Protocole no 1.
24. La Cour note, avec le requérant, que dans la totalité de ses observations à la Cour des comptes, à savoir celles des 9 septembre 2002, 8 décembre 2003, 6 juin 2005 et 10 octobre 2006, le requérant s'est référé expressément à l'article 1 du Protocole no 1 ainsi qu'à l'arrêt Azinas c. Chypre précité. S'il est vrai que la Cour des comptes, tant dans sa formation plénière que dans sa formation ordinaire, n'a pas mentionné cet article et a fondé sa motivation sur les dispositions constitutionnelles pertinentes, le requérant a laissé aux juridictions grecques l'occasion que l'article 35 § 1 a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Il a donc épuisé les voies de recours internes quant à ce grief.
2. Incompatibilité ratione materiae
25. Le Gouvernement soutient que le requérant ne disposait pas d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Il prétend que si le requérant recevait une pension de retraite depuis le 10 juin 1987, le droit à la percevoir était accordé sous condition de ne pas être condamné pour l'infraction qui lui était reprochée : la falsification de livrets d'assurance. Le requérant connaissait bien l'article 62 alinéa b) du code des retraites civiles et militaires et savait donc que son droit à une pension de retraite n'était pas définitif et, qu'en cas de condamnation, la perte de celui-ci serait définitive, qu'il ait purgé ou non la peine infligée.
26. Le requérant souligne que, par sa décision de 1988, le directeur de l'IKA avait fixé la pension de retraite à lui accorder sans condition, en se référant à la dernière phrase de l'article 62 du code et à l'ancienneté du requérant. En décembre 1999, ce même directeur lui avait retiré cette pension et l'avait partiellement transférée à sa femme et à sa fille. La décision de retrait ne fait référence à aucune des conditions pour laquelle la pension lui avait été accordée. Le fait que la pension ait été transférée à des tiers démontre qu'il existait un droit définitif et inconditionnel sur le bien.
27. La Cour observe que le droit à pension n'est pas garanti comme tel par la Convention. Toutefois, elle rappelle également que, selon la jurisprudence des organes de la Convention, le droit à pension fondé sur l'emploi peut, dans certaines circonstances, être assimilé à un droit de propriété.
28. Ce peut être le cas lorsque des cotisations particulières ont été versées : dans l'arrêt Gaygusuz c. Autriche (arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, §§ 39-41), la Cour a estimé que le droit de se voir attribuer une prestation sociale était lié au paiement de contributions et que lorsque de telles contributions avaient été versées, l'octroi de la prestation en question ne pouvait être refusé à l'intéressé. Cette affaire portait sur l'allocation d'urgence que l'Etat accorde aux personnes nécessiteuses et que la Cour a considérée comme un droit patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole no 1. La Cour a conclu à la violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 du fait que l'Etat avait refusé d'accorder l'allocation précitée pour des raisons de nationalité.
29. Cela peut également être le cas lorsque, comme en l'espèce, l'employeur a pris l'engagement plus général de verser une pension à des conditions qui peuvent être considérées comme faisant partie du contrat de travail (Sture Stigson c. Suède, no 12264/86, décision de la Commission du 13 juillet 1988, Décisions et rapports 57, p. 131). Eu égard aux dispositions pertinentes de la loi sur les pensions (chapitre 311, et en particulier l'article 6 alinéa f)), la Cour observe qu'en entrant dans la fonction publique grecque, le requérant a acquis un droit qui constituait un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Cette conclusion est corroborée par l'article 64 § 1 du code des retraites, qui prévoit que le conjoint et les enfants d'une personne condamnée, en application de l'article 62, ont droit à la pension de retraite, comme si cette dernière était décédée.
30. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour ne saurait retenir l'exception du Gouvernement. Elle constate par ailleurs que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été relevé, elle estime qu'il convient de déclarer la requête recevable.
B. Sur le fond
31. Selon le Gouvernement, la réglementation prévue aux articles 62 et 64 du code des retraites est imposée pour cause d'utilité publique : dissuader les fonctionnaires de commettre des infractions contre l'Etat et les personnes morales de droit public, et sauvegarder ainsi le patrimoine de ceux-ci, le bon fonctionnement de l'administration et la crédibilité et l'intégrité du service public.
32. Le Gouvernement soutient qu'une éventuelle ingérence dans le droit au respect des biens du requérant est proportionnée au but légitime susmentionné, compte tenu de la nature de l'infraction commise, de sa fonction de directeur des retraites du TEVE, du montant du dommage causé et de la longue période pendant laquelle il a falsifié les livrets des assurés.
33. Le Gouvernement souligne que la présente affaire se distingue de l'affaire Azinas, à laquelle se réfère le requérant, et dans laquelle la perte du droit à pension s'effectuait d'office, en conséquence de la peine disciplinaire de licenciement imposée par un organe disciplinaire, alors qu'en l'espèce, elle est prévue seulement en cas de condamnation définitive par une juridiction pénale.
34. Le requérant souligne la similitude de son cas avec celui examiné par la troisième section de la Cour dans l'affaire Azinas. Il soutient que l'ingérence dans son droit au respect de ses biens était très lourde au regard de son intensité et de sa durée. Il s'agissait en fait d'une mesure punitive prise à son encontre. Outre la perte de sa pension de retraite et de sa couverture sociale, il a été reconnu comme étant redevable envers la TEVE de sommes arbitraires et calculées de manière imprécise. Enfin, il allègue que le droit à pension est personnel, autonome et non transférable à des tiers.
35. La Cour rappelle que si le droit à pension n'est pas garanti comme tel par la Convention, il a été reconnu qu'il peut être assimilé à un droit de propriété lorsque des cotisations particulières ont été versées (Gaygusuz précité, §§ 39-41) ou, également, lorsqu'un employeur a pris l'engagement plus général de verser une pension à des conditions qui peuvent être considérées comme faisant partie du contrat de travail (Sture Stigson précité, p. 131).
36. Cependant, l'article 1 du Protocole no 1 ne saurait être interprété comme donnant droit à une pension d'un montant déterminé (Skórkiewicz c. Pologne (déc.), no 39860/98, 1er juin 1999, Schwengel c. Allemagne (déc.), no 52442/99, 2 mars 2000, Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X et Laloyaux c. Belgique (déc.), no 73511/01, 9 mars 2006).
37. La Cour estime que la suppression de la pension de retraite du requérant a constitué une atteinte au droit de propriété de celui-ci et qu'elle ne correspondait ni à une expropriation ni à une mesure de réglementation de l'usage des biens ; elle doit donc être examinée sous l'angle de la première phrase du premier alinéa de l'article 1 (Banfield c. Royaume-Uni, (déc.), no 6223/04, 18 octobre 2005). Aussi convient-il de déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences relatives à l'intérêt général de la société et les impératifs liés à la protection des droits fondamentaux de l'individu.
38. Dans l'affaire Banfield précitée, la Cour a conclu que la décision des tribunaux britanniques de priver le requérant – policier ayant commis de graves infractions – d'une partie de sa pension, correspondant aux contributions de l'Etat à la pension du requérant, ne rompait pas le juste équilibre entre les droits du requérant et les intérêts de son employeur et de la collectivité. Pour arriver à cette conclusion, la Cour a accordé un poids considérable au fait que la déchéance du droit aux prestations de retraite n'avait pas eu lieu de manière automatique en vertu d'une disposition de la loi, mais à la suite d'une procédure comportant plusieurs étapes et ayant donné lieu chacune à une décision judiciaire. La Cour a aussi accordé de l'importance au fait que le requérant n'était pas totalement privé de sa pension mais seulement d'un pourcentage de 65% correspondant aux contributions de l'Etat au fonds de pension et non du pourcentage correspondant à ses propres versements.
39. Dans la présente affaire en revanche, la Cour relève, en premier lieu, que le requérant a été privé suite à sa condamnation, de manière automatique, de sa pension de retraite pour le restant de sa vie. Agé de soixante-neuf ans et dans l'impossibilité de commencer une nouvelle activité professionnelle, il se trouve personnellement privé de tout moyen de subsistance. Le requérant a été reconnu coupable de certaines infractions pour lesquelles il a été condamné à une peine de réclusion de onze ans. Or, de l'avis de la Cour, ce comportement du requérant, pour autant qu'il soit pénalement condamnable, ne pouvait pas avoir de lien causal avec ses droits à la retraite en tant qu'assuré social.
40. Le fait que la pension ait été transférée à la famille du requérant, en vertu de l'article 64 du code des retraites car ce dernier était en l'occurrence marié et avait des enfants, ne suffit pas à compenser cette perte. A cet égard, la Cour note d'abord que ce transfert a eu lieu comme si le condamné était décédé, ce qui signifie qu'elle était réduite quant à son montant : sept dixièmes du montant initial selon le requérant. Surtout, rien n'exclut que cette situation perdure à l'avenir, le requérant pouvant par exemple devenir veuf ou divorcé, ce qui entraînerait la perte de tout moyen de subsistance. A cela s'ajoute le fait que la suppression de la pension de retraite du requérant a entraîné celle de son droit à la sécurité sociale. L'argument du Gouvernement selon lequel le requérant pourrait bénéficier de la couverture sociale de sa femme et de sa fille, tant qu'il est pris en charge par celles-ci et cohabite avec elles, ne tient pas compte du fait que cette situation est toujours sujette à changement.
41. La Cour estime que, dans le cadre de leur marge d'appréciation, les Etats peuvent introduire dans leur législation des dispositions de nature à prévoir des sanctions pécuniaires comme conséquence d'une condamnation pénale. Toutefois, une telle sanction qui comporterait la déchéance totale de tout droit de pension de retraite et de couverture sociale, y compris l'assurance santé, constitue non seulement une double peine, mais a pour effet d'anéantir le principal moyen de subsistance d'une personne qui a atteint l'âge de la retraite, tel le requérant. Or un tel effet n'est conforme ni avec le principe du reclassement social qui régit le droit pénal des Etats contractants ni avec l'esprit de la Convention.
42. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant a été amené à supporter une charge excessive et disproportionnée qui, même si l'on tient compte de la grande marge d'appréciation à reconnaître aux Etats en matière de législation sociale, ne saurait se justifier par le bon fonctionnement de l'administration et par la crédibilité et l'intégrité du service public que le Gouvernement invoque.
43. Dès lors, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 dans le chef du requérant.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
45. Pour le dommage matériel, le requérant réclame une somme de 77 759,64 euros (EUR) qui correspondrait à la pension de retraite qu'il aurait dû percevoir à partir du 1er janvier 2000. Pour le dommage moral, il demande 20 000 EUR, plus les intérêts.
46. Le Gouvernement fait valoir, sans plus de précision, que les prétentions du requérant quant au dommage matériel sont excessives et arbitraires et que, de toute manière, les sommes que celui-ci aurait reçues, auraient été réduites en raison de l'impôt sur le revenu. De plus, elles n'ont pas été reconnues et fixées par une décision des juridictions nationales. Quant au dommage moral, le Gouvernement considère qu'un constat de violation éventuel constituerait une satisfaction équitable suffisante.
47. La Cour relève que, selon les informations fournies par le requérant et non mises en cause par le Gouvernement, du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2008, sept dixièmes de sa pension de retraite ont été versés à sa femme et à sa fille, soit 432 EUR par mois. Il apparaît que le requérant a également bénéficié de cette somme. Le dommage matériel réel subi par le requérant, et qui devrait donc lui être alloué, consiste en la différence entre cette somme et celle correspondant à sa pension de retraite pleine, soit 617,14 EUR par mois, ce qui s'élève pour la période considérée à un total de 23 327,64 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt. Enfin, statuant en équité, la Cour accorde au requérant 1 000 EUR pour le dommage moral.
B. Frais et dépens
48. Pour les frais et dépens, le requérant demande 1 700 EUR pour la procédure devant les juridictions nationales et 5 606 EUR pour la procédure devant la Cour.
49. Le Gouvernement soutient que le requérant ne produit pas les justificatifs nécessaires à l'appui de ses prétentions. Il estime qu'une somme de 1 500 EUR couvrant l'ensemble des frais et dépens serait raisonnable.
50. La Cour constate que le requérant fournit les précisions et justificatifs requis par l'article 60 § 2 du règlement, en ce qui concerne la procédure devant la Cour des comptes mais non quant à celle devant la Cour. Par conséquent, elle ne lui accorde que 1 700 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
51. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 23 327,64 EUR (vingt-trois mille trois cent vingt-sept euros et soixante-quatre centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour le dommage matériel ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour le dommage moral ;
iii. 1 700 EUR (mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić
Greffier Présidente