Conclusion Dommage matériel - réparation ; Préjudice moral - constat de violation suffisant
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ANONYMOS TOURISTIKI ETAIRIA XENODOCHEIA KRITIS c. GRÈCE
(Requête no 35332/05)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
2 décembre 2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Anonymos Touristiki Etairia Xenodocheia Kritis c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Christos Rozakis,
Khanlar Hajiyev,
Dean Spielmann,
Sverre Erik Jebens,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2010,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35332/05) dirigée contre la République hellénique et dont une société grecque ayant son siège à Agios Nikolaos en Crète, OMISSIS (« la société requérante »), a saisi la Cour le 13 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Par un arrêt du 21 février 2008 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé qu’il y avait eu violation des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1. En particulier la Cour a considéré que le critère employé par le Conseil d’Etat dans son arrêt no 982/2005, ainsi que le comportement subséquent des autorités internes, ont rompu le juste équilibre devant régner, en matière de réglementation de l’usage des biens, entre l’intérêt public et l’intérêt privé (Anonymos Touristiki Etairia Xenodocheia Kritis c. Grèce, no 35332/05, § 49, 21 février 2008).
3. En s’appuyant sur l’article 41 de la Convention, la société requérante réclamait au titre du dommage matériel 17 800 000 euros (EUR) pour la dépréciation de sa propriété et la somme de 12 792 620 EUR pour la privation de l’usage du terrain en cause. Au titre du dommage moral, elle sollicitait la somme totale de 70 000 EUR. Elle demandait, enfin, la somme de 27 000 EUR au titre des frais et dépens.
4. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité les parties à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 53, et point 4 du dispositif).
5. Tant la société requérante que le Gouvernement ont déposé des observations et ont subséquemment répondu aux observations soumises par chaque partie.
EN DROIT
6. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
I. DOMMAGE
A. Dommage matériel
1. Thèses des parties
a) La société requérante
7. A l’appui de ses demandes de satisfaction équitable, la société requérante affirme qu’elle s’est constituée au début des années soixante-dix dans le but d’offrir des services hôteliers de haute qualité. La société requérante note que l’acquisition du terrain en cause n’avait pas d’autre but que son exploitation touristique. Elle souligne qu’à l’époque de l’achat de la propriété litigieuse, les conditions de construction sur ladite superficie étaient régies par l’article 5 § 1 du décret présidentiel du 23 octobre 1928. Selon ladite disposition, la construction de bâtiments sur des terrains situés hors de la zone urbaine était permise, à condition que la superficie du terrain excède 4 000 m2 et que le bâtiment projeté ne dépasse pas 10 % de la surface du terrain. En somme, la société requérante allègue qu’à l’époque de l’acquisition du terrain, il lui était impossible de prévoir que sa propriété serait frappée de limitations d’exploitation aussi drastiques.
8. La société requérante produit deux rapports d’expertise, établis à sa demande en mars et mai 2007 par les experts immobiliers OMISSIS respectivement et un rapport d’expertise établi à sa demande par le cabinet OMISSIS en mars 2010. Elle sollicite de la Cour le versement de deux sommes au titre du dommage matériel : d’une part, elle sollicite son indemnisation pour le préjudice correspondant à la perte des revenus escomptés et, d’autre part, elle demande une somme pour la perte de la valeur vénale de sa propriété en raison des actes administratifs successifs ayant interdit en pratique la possibilité de son exploitation.
9. S’agissant de la perte de revenus, la société requérante calcule le préjudice subi en appliquant une méthode comparatiste sur la base des revenus qui auraient été produits pendant la période concernée par l’exploitation du complexe hôtelier qui devrait être construite sur le terrain en cause. Le rapport dressé par OMISSIS se fonde sur les revenus produits par des hôtels fonctionnant dans la région d’Elounta, près de la propriété en cause. Il estime que le manque à gagner s’élève à 12 792 620 euros (EUR).
10. S’agissant de la perte de la valeur vénale de sa propriété, la société requérante affirme que celle-ci a été vidée de son contenu sans qu’une quelconque indemnité lui soit versée. Selon deux rapports dressés par le cabinet d’experts immobiliers OMISSIS , la valeur vénale actuelle de la propriété litigieuse s’élève à 18 600 000 EUR. La société requérante note que cette estimation est assez prudente, puisque la valeur du mètre carré atteint, en réalité, les 135 euros aujourd’hui, ce qui signifie que la valeur de son terrain s’élèverait à 21 600 000 EUR. Enfin, selon le rapport d’expertise dressé en mars 2010 par le cabinet OMISSIS , en 1986, juste avant la confirmation par le Service archéologique de l’interdiction de toute construction sur la propriété de la société requérante, la valeur de son terrain s’élevait à 416 400 000 drachmes grecques (1 222 010 EUR environ).
b) Le Gouvernement
11. Le Gouvernement allègue que la société requérante ne peut pas avancer des prétentions au titre du dommage matériel en se fondant sur l’impossibilité de faire construire un complexe touristique sur le terrain en cause. Il affirme que les restrictions en matière de constructibilité de la propriété avaient déjà été imposées avant même 1984, date à laquelle le ministre de la Culture a qualifié la région de « zone A – de protection absolue ». Ainsi, le Gouvernement note qu’en 1970 la région d’Elounta avait été qualifiée de « lieu de beauté naturelle particulière » et en 1976 la péninsule de Spinaloga avait été caractérisée de « site archéologique ». Pour le Gouvernement, dès 1970, la société requérante ne pouvait pas exploiter le terrain en cause à son gré, puisque celui-ci était soumis à des conditions de construction spéciales que la société requérante n’a jamais remplies.
12. En outre, le Gouvernement note que la société requérante reste toujours propriétaire du terrain litigieux et, par conséquent, la somme à allouer au titre du dommage matériel subi ne saurait refléter ou être liée à la valeur vénale de la propriété litigieuse. Il affirme que la requérante n’aurait aucunement droit d’être indemnisée pour l’impossibilité de faire construire un complexe hôtelier sur sa propriété.
13. Selon le rapport d’expertise dressé en avril 2010 par le cabinet « American Appraisal », en 1986, juste avant la confirmation par le Service archéologique de l’interdiction de toute construction sur la propriété de la société requérante, la valeur de celle-ci s’élevait à 36 880 000 drachmes (108 232 euros environ). Le Gouvernement estime qu’une somme de 20 000 euros (EUR) serait suffisante et adéquate pour la réparation du tort résultant de la privation du droit de construire sur le terrain en cause.
2. Appréciation de la Cour
14. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI et Katsaros c. Grèce (satisfaction équitable), no 51473/99, § 17, 13 novembre 2003).
15. Les Etats contractants sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’Etat défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumarescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2000-I).
16. En outre, la Cour rappelle que seuls les préjudices causés pas les violations de la Convention qu’elle a constatées sont susceptibles de donner lieu à l’allocation d’une satisfaction équitable (Motais de Narbonne c. France (satisfaction équitable), no 48161/99, § 19, 27 mai 2003).
17. S’agissant de la présente affaire, la Cour rappelle que dans son arrêt au principal, elle s’est exprimée en ces termes sur le rejet du recours introduit contre le refus tacite de procéder à une expropriation, vu le blocage total de propriété aux fins de protection de l’environnement culturel : « (...) le motif retenu par le Conseil d’Etat (...) se distingue par sa rigueur particulière : en effet, assimiler tout terrain qui se trouve hors de la zone urbaine à un terrain destiné à un usage agricole, avicole, sylvicole ou de divertissement du public introduit une présomption irréfragable qui méconnaît les particularités de chaque terrain non inclus dans la zone urbaine. En particulier, la référence à la « destination » d’un terrain, terme per se vague et indéfini, ne permet pas au juge interne de tenir compte du droit qui, éventuellement, régissait in concreto son exploitation avant l’imposition de la restriction incriminée. Dans les cas où la législation pertinente ne prévoit que son exploitation agricole, la « destination » du terrain n’est, en effet, que l’agriculture. Or, dans les cas où le droit pertinent prévoit expressément la constructibilité d’un terrain, le juge interne ne saurait méconnaître cet élément en faisant simplement appel à la « destination » de tout terrain se situant hors de la zone urbaine ». La Cour a dès lors conclu que « dans le cas d’espèce, l’interdiction de construire a été le résultat d’une série d’actes administratifs rendant caduc ledit droit initialement reconnu par le droit interne » (Anonymos Touristiki Etairia Xenodocheia Kritis c. Grèce, précité, §§ 47-48).
18. Il ressort de ce raisonnement que la Cour s’est fondée, pour qualifier l’ingérence incriminée, sur l’impossibilité pour la société requérante d’exploiter sa propriété et, a fortiori, sur l’absence d’indemnisation de la part des juridictions internes à cet égard. En d’autres termes, la Cour n’a pas conclu à une privation, licite ou non, de sa propriété. Par conséquent, dans la présente affaire, la nature de la violation constatée dans l’arrêt au principal ne lui permet pas de partir du principe d’une restitutio in integrum (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, §§ 20-21, 28 mai 2002) et, partant, la Cour considère qu’une indemnisation est susceptible de compenser le préjudice allégué. Elle note que la société requérante a subi en l’espèce une restriction radicale à la possibilité de jouir pleinement de sa propriété, selon les droits qui lui avaient été reconnus par la législation pertinente au moment de son acquisition (voir Housing Association of War Disabled et Victims of War of Attica et autres c. Grèce (satisfaction équitable), no 35859/02, § 28, 27 septembre 2007). Elle considère que le blocage total de la propriété de la société requérante en raison de la limitation progressive de son droit de construire a, de fait, limité presque totalement la possibilité d’user de son droit de propriété. Elle relève sur ce point que le terrain litigieux avait été frappé d’une inconstructibilité totale depuis le 28 juin 1984, date à laquelle le ministre de la Culture a qualifié la région dans laquelle celui-ci se situait de « zone A - de protection absolue », à savoir une zone où toute construction était totalement interdite (voir Anonymos Touristiki Etairia Xenodocheia Kritis c. Grèce, no 35332/05, précité, § 10). Il s’agit ainsi d’un élément que la Cour doit également prendre en compte dans le calcul de la compensation à allouer au titre du dommage matériel subi.
19. Cela étant dit, la Cour estime que les circonstances de la cause ne se prêtent pas à une évaluation précise du dommage matériel. La présente affaire ayant pour origine la perte presque totale de l’usage de la propriété en cause pendant la période postérieure au 20 novembre 1985, date à laquelle l’Etat grec a reconnu le droit de recours individuel, à ce jour, ce préjudice présente un caractère intrinsèquement aléatoire, ce qui rend impossible un calcul précis de sa compensation (Lallement c. France (satisfaction équitable), no 46044/99, § 16, 12 juin 2003). Cela est d’autant plus vrai que l’écart séparant les méthodes de calcul employées à cette fin par les parties au litige est très important (Katsaros c. Grèce (satisfaction équitable), précité, § 21).
20. A la lumière de ces considérations, et statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour juge raisonnable d’allouer à la société requérante 500 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B. Dommage moral
21. La société requérante réclame 70 000 EUR au titre du dommage moral subi en raison de la violation des articles 6 § 1 et 1 du Protocole no 1.
22. Le Gouvernement affirme que cette somme est exorbitante et que les constats de violation constituent une satisfaction équitable suffisante pour la réparation du préjudice moral de la société requérante.
23. La Cour considère qu’en l’espèce les constats de violation des articles 6 § 1 et 1 du Protocole no 1 constituent en eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante.
II. FRAIS ET DEPENS
24. La société requérante réclame 31 840 EUR, pour les frais et dépens qu’elle a engagés afin de faire valoir ses droits au titre de la Convention, somme qu’elle ventile de la façon suivante :
i. 7 000 EUR pour la procédure devant le Conseil d’Etat. Elle produit à cet égard une note d’honoraires de 1 173,90 EUR ;
ii. 22 095 EUR pour les frais relatifs à la réalisation des expertises, factures à l’appui ;
iii. 2 745 EUR pour la procédure devant la Cour, sans produire de justificatifs.
25. Le Gouvernement estime que les montants réclamés sont exorbitants et que la rédaction des expertises n’était pas nécessaire. Selon le Gouvernement, la somme susceptible d’être allouée au titre des frais et dépens ne saurait dépasser 2 000 EUR.
26. La Cour rappelle que l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], précité, § 54). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 66, série A no 288).
27. Compte tenu des circonstances de la cause, et statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour juge raisonnable d’allouer à la société requérante un montant de 22 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû par elle à titre d’impôt.
III. INTERETS MORATOIRES
28. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la société requérante ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 500 000 EUR (cinq cent mille euros) pour dommage matériel ;
ii. 22 000 EUR (vingt-deux mille euros) pour frais et dépens ;
iii. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par elle sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 décembre 2010 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
André Wampach Nina Vajić
Greffier adjoint Présidente