DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ANNA ASSUNTA LA FRAZIA c. ITALIE
(Requête no 32775/02)
ARRÊT
STRASBOURG
13 novembre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Anna Assunta La Frazia c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jo�ienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 octobre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 32775/02) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme A. A. L. F. (« la requérante »), a saisi la Cour le 31 mars 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Mes A. N. et T. V., avocats à Bénévent. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agents, MM. I.M. Braguglia et R. Adam et Mme E. Spatafora, et ses coagents, MM. V. Esposito et F. Crisafulli, ainsi que par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.
3. Le 24 mai 2004, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante est née en 1943 et réside à San Nicola Manfredi (Bénévent).
A. La procédure principale
5. Le 18 mai 1993, la requérante déposa un recours devant le juge d'instance de Bénévent (RG no 2386/93), faisant fonction de juge du travail, afin d'obtenir la reconnaissance de son droit à une pension ordinaire d'invalidité.
6. Le 21 juin 1993, le juge d'instance fixa la première audience au 22 juin 1994. Le jour venu, le juge nomma un expert et fixa la mise en délibéré de l'affaire au 29 mai 1996. Par une décision du même jour, dont le texte fut déposé au greffe le 5 août 1996, le juge rejeta la demande de la requérante.
7. Le 23 septembre 1996, cette dernière interjeta appel devant le tribunal de Bénévent (RG no 346/96). Des cinq audiences fixées entre le 25 juin 1997 et 3 mars 1999, trois furent renvoyées d'office, une concerna l'expertise et une la mise en délibéré de l'affaire. Par un jugement du 3 mars 1999, dont le texte fut déposé au greffe le 12 mars 1999, le tribunal fit en partie droit à la demande de la requérante.
B. La procédure « Pinto »
8. Le 6 septembre 2001, la requérante saisit la cour d'appel de Rome au sens de la loi « Pinto » et demanda la constatation d'une violation de l'article 6 § 1 de la Convention (durée excessive de la procédure) et notamment 23 240,56 euros (EUR) à titre de dommage moral et matériel.
9. Par une décision du 10 décembre 2001, dont le texte fut déposé au greffe le 20 décembre 2001, la cour d'appel constata le dépassement d'une durée raisonnable. Elle accorda 1 032,91 EUR en équité comme réparation du dommage moral et 568,10 EUR pour frais et dépens, dont 516,45 EUR pour frais et 51,65 EUR pour dépens. Notifiée au ministère de la Justice le 26 février 2002, cette décision devint définitive le 27 avril 2002.
10. Les sommes accordées en exécution de la décision « Pinto » furent payées le 9 juin 2004, à la suite d'une saisie.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Le droit et la pratique internes pertinents figurent dans l'arrêt Cocchiarella c. Italie ([GC], no 64886/01, §§ 23-31, CEDH 2006-...).
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
12. La requérante se plaint de la durée de la procédure civile. Après avoir épuisé la voie de recours « Pinto », elle considère que le montant accordé par la cour d'appel à titre de dommage moral n'est pas suffisant pour réparer le préjudice causé par la violation de l'article 6 § 1 de la Convention. En outre, elle affirme que la procédure « Pinto » n'est pas un remède effectif, comme l'exige l'article 13 de la Convention.
13. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
14. Les articles 6 § 1 et 13 de la Convention sont ainsi libellés :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
1. Non-épuisement des voies de recours internes
15. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en ce que la requérante ne s'est pas pourvue en cassation et a omis d'entamer une procédure d'exécution.
16. La Cour rappelle qu'elle a rejeté des exceptions semblables dans l'affaire Delle Cave et Corrado c. Italie (no 14626/03, §§ 17-24, 5 juin 2007). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l'exception.
2. Qualité de « victime »
17. Afin de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention, il y a lieu d'examiner si les autorités nationales ont reconnu puis réparé de manière appropriée et suffisante la violation litigieuse (voir, entre autres, Delle Cave et Corrado c. Italie, précité, §§ 25-31 ; Cocchiarella c. Italie, précité, §§ 69-98).
18. Après avoir examiné l'ensemble des faits de la cause et les arguments des parties, la Cour considère que le redressement s'est révélé insuffisant et que le paiement de la somme « Pinto » s'est avéré tardif. Partant, la requérante peut toujours se prétendre « victime » au sens de l'article 34 de la Convention.
3. Conclusion
19. La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B. Sur le fond
20. La Cour rappelle avoir examiné des griefs identiques à ceux présentés par la requérante et avoir conclu, d'une part, à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention mais, d'autre part, à la non-violation de l'article 13 (voir Delle Cave et Corrado c. Italie, précité, §§ 35-39 et §§ 43-46).
21. Quant à la durée de la procédure, la Cour estime que la période à considérer a commencé le 18 mai 1993, avec la saisie du juge d'instance de Bénévent, pour s'achever le 12 mars 1999, date du dépôt au greffe du jugement du tribunal de Bénévent, statuant en tant que juge d'appel. Elle a donc duré plus de cinq ans et neuf mois pour deux degrés de juridiction.
22. La Cour note également que la somme octroyée par la juridiction « Pinto » n'a été versée que le 9 juin 2004, soit plus de vingt-neuf mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d'appel : ce paiement a donc largement dépassé les six mois à compter du moment où la décision d'indemnisation devient exécutoire. La Cour sera amenée à revenir sur cette question sous l'angle de l'article 41 de la Convention (voir Cocchiarella c. Italie, précité, § 120).
23. Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce, la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
24. Par contre, la requérante a disposé d'un recours effectif pour exposer les violations de la Convention qu'elle alléguait (Delle Cave et Corrado c. Italie, précité). Par conséquent, il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
25. La requérante se plaint également de la violation des articles 14, 17 et 34 de la Convention, au motif qu'elle aurait été victime d'une discrimination fondée sur la richesse, compte tenu des frais avancés pour intenter la procédure « Pinto » ainsi que du risque d'être condamnée à payer les frais de procédure en cas de rejet de son recours.
26. La Cour estime qu'il y a lieu d'examiner ces griefs sous l'angle du droit d'accès à un tribunal au regard de l'article 6 de la Convention. Elle observe que bien qu'un individu puisse être admis, d'après la loi italienne, au bénéfice de l'assistance judiciaire gratuite en matière civile, la requérante n'a pas demandé l'aide judiciaire. Elle relève, en outre, que la requérante a pu saisir les juridictions compétentes aux termes de la loi « Pinto » et que la cour d'appel a fait droit à sa demande, lui accordant une somme au titre des frais de procédure. Or, on ne saurait parler d'entraves à l'accès à un tribunal lorsqu'une partie, représentée par un avocat, saisit librement la juridiction compétente et présente devant elle ses arguments. Partant, aucune apparence de violation ne pouvant être décelée, la Cour déclare les griefs portant sur les frais de procédure irrecevables car manifestement mal fondés au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention (Nicoletti c. Italie (déc.), no 31332/96, 10 avril 1997).
27. La requérante dénonce en outre la violation des articles 14, 17 et 34 de la Convention, au motif que la somme accordée par la cour d'appel dans la procédure « Pinto » à titre de dépens (51,65 EUR) est inférieure de plus de la moitié aux débours réels (163,20 EUR).
28. La Cour estime que ce grief porte en substance sur l'effectivité du recours « Pinto » et qu'il doit être analysé sous l'angle de l'article 13 de la Convention. A la lumière des conclusions exposées au paragraphe 24 ci-dessus, la Cour rejette ce grief.
29. La requérante se plaint enfin du manque d'équité de la procédure « Pinto ». Les juridictions « Pinto » ne seraient pas impartiales au motif que des juges exercent un contrôle sur la conduite d'autres collègues et que la Cour des comptes est tenue d'entamer une procédure en responsabilité à l'encontre de ces derniers, au cas où la longueur d'une procédure interne leur serait imputable.
30. En l'espèce, la crainte d'un défaut d'impartialité tenait au fait que la cour d'appel aurait pu débouter la requérante au nom d'un « esprit de corps » qui amènerait les juges « Pinto » à rejeter systématiquement les demandes de satisfaction équitable pour défendre la conduite d'autres juges. Or, d'une part la Cour constate que la cour d'appel de Rome a fait droit à la demande de la requérante. D'autre part, les allégations de la requérante sont vagues et non étayées. La Cour rejette donc ce grief car globalement manifestement mal fondé, également au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention (Padovani c. Italie, arrêt du 26 février 1993, série A no 257-B, §§ 25-28).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
32. La requérante réclame 10 329,14 EUR à titre de préjudice moral, 7 746,85 EUR pour dommage matériel et 5 164,57 EUR à titre de dommage biologique, moins 1 032,91 EUR accordés par la cour d'appel « Pinto ».
33. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
34. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et les dommages matériel et biologique allégués et rejette ces demandes. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime qu'elle aurait pu accorder à la requérante, en l'absence de voies de recours internes et compte tenu du fait que l'affaire concerne une pension d'invalidité, la somme de 6 000 EUR. Le fait que la cour d'appel de Rome ait octroyé à la requérante environ 17 % de cette somme aboutit à un résultat manifestement déraisonnable. Par conséquent, eu égard aux caractéristiques de la voie de recours « Pinto » et au fait qu'elle soit tout de même parvenue à un constat de violation, la Cour, compte tenu de la solution adoptée dans l'arrêt Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142 et 146) et statuant en équité, alloue à la requérante 1 667 EUR ainsi que 2 300 EUR au titre de la frustration supplémentaire découlant du retard dans le versement des 1 032,91 EUR, intervenu seulement le 9 juin 2004, soit plus de vingt-neuf mois après le dépôt au greffe de la décision de la cour d'appel.
B. Frais et dépens
35. La requérante demande le remboursement de 163,20 EUR pour frais et dépens relatifs à la procédure « Pinto » et s'en remet à la sagesse de la Cour pour ceux encourus devant elle.
36. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
37. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l'allocation des frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
38. Quant aux frais et dépens devant la cour d'appel de Rome, la Cour estime raisonnable la somme allouée par l'instance interne, compte tenu de la durée et de la complexité de la procédure « Pinto ». Elle rejette donc la demande. Quant aux frais et dépens encourus devant elle, la Cour constate l'absence de justificatifs à cet égard et décide partant de ne rien accorder.
C. Intérêts moratoires
39. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la durée excessive de la procédure et de l'effectivité du remède « Pinto » et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 967 EUR (trois mille neuf cent soixante-sept euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur ladite somme, pour dommage moral ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe de section Présidente