Conclusion Violation de l’art. 6-1 ; violation de P1-1 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation (globale)
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE AMURARITEI c. ROUMANIE
(Requête no 4351/02)
ARRÊT
STRASBOURG
23 septembre 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Amuraritei c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura-Sandström,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupancic,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 septembre 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4351/02) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme M. A. (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 février 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Razvan-Horatiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 10 octobre 2005, la Cour a décidé de communiquer les griefs tirés de l’article 6 § 1 quant au respect de la sécurité des rapports juridiques et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention au Gouvernement. Comme le permettent les dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
4. La requérante est née en 1919 et réside à Pângarati, Neamt.
A. La genèse de l’affaire
5. M.V., le père de la requérante, était le propriétaire d’un terrain d’une surface totale de 7 132 m2 se trouvant à l’extérieur du périmètre du village de Pângarati, au lieu-dit « Bejenie ».
6. A une date non précisée, une partie de ce terrain, d’une surface de 3 000 m2, fut expropriée.
7. Le 25 janvier 1985, après l’expropriation, l’Etat transféra le droit de propriété sur cette partie de terrain, par un contrat d’échange, à un tiers, M.A.
8. M.V. et M.A. décédèrent l’un comme l’autre et V., la fille et héritière de M.A., se retrouva également dans la situation d’épouse survivante de l’un des fils de M.V.
B. L’action en annulation du contrat d’échange
9. Par un jugement du 16 novembre 1989, le tribunal de première instance de Piatra Neamt rejeta l’action engagée par les héritiers de M.V. contre V. en vue d’obtenir l’annulation du contrat d’échange. Ce jugement fut confirmé en appel par un arrêt du tribunal départemental de Neamt rendu le 5 juin 1990 et devenu définitif.
Les juridictions estimèrent que le contrat respectait les conditions légales et que le terrain avait été exproprié conformément aux dispositions légales et en conclurent que la surface de 3 000 m² en litige n’avait dès lors pas à être incluse dans la masse successorale.
C. Le partage successoral
10. Par un jugement avant dire droit du 7 juillet 1989, le tribunal de première instance de Piatra Neamt reconnut la qualité d’héritiers de M.V. aux enfants encore en vie et à V. Le tribunal constata aussi que le terrain de 3 000 m2 du lieu-dit Bejenie ne faisait pas partie de la masse successorale.
11. Par un jugement du 25 novembre 1991, le tribunal de première instance partagea la masse successorale, compte tenu des preuves versées au dossier ainsi que de la façon dont les héritiers possédaient, au moment du décès de leur père, divers biens de la masse successorale. Il attribua à la requérante une portion de 1 600 m2 du terrain de Bejenie et à V. une portion de 2 532 m2 du même terrain.
12. L’appel introduit contre ce jugement par certains héritiers, dont V., fut rejeté par un arrêt du tribunal départemental du 26 novembre 1992.
13. V. introduisit un pourvoi en recours (recurs) contre cet arrêt au motif que les juridictions de première instance et d’appel avaient inclus à tort dans la masse successorale deux terrains : d’une part, le terrain qui appartenait en réalité à son père, M.A., à la suite de l’échange déjà mentionné, et, d’autre part, le terrain restant au lieu-dit Bejenie, d’environ 4 000 m2, qui n’existaient pas en réalité et dont elle s’était vu attribuer une partie à la suite du partage.
14. Par un arrêt définitif du 26 septembre 1994, la cour d’appel de Bacau rejeta le pourvoi de V., considérant qu’en réalité les premières juridictions n’avaient inclus dans la masse successorale qu’un terrain d’une superficie de 4 132 m2, dont V. avait reçu une portion de 2 532 m2 et la requérante 1 600 m2.
15. Le 7 août 1995, l’huissier de justice mit les héritiers en possession de leurs terrains conformément au jugement du 25 novembre 1991.
D. La demande de révision du partage
16. Le 21 mai 1998, V. introduisit une demande de révision du jugement du 25 novembre 1991. V. soutenait que c’était à tort que le terrain de Bejenie avait été inclus dans la masse successorale. Elle invoquait aussi l’existence d’une preuve nouvelle et déterminante, l’esquisse cartographique du terrain avec le sceau de la mairie, qu’elle n’aurait pu utiliser auparavant.
17. Par un jugement du 24 novembre 1998, le tribunal de première instance de Piatra Neamt rejeta la demande de révision, au motif que la preuve en cause n’était pas déterminante pour l’issue du litige.
18. Le 27 mai 1999, le tribunal départemental de Neamt, dans une formation de jugement qui incluait la juge D.C., fit droit à l’appel de V., retenant que l’esquisse cartographique était une preuve nouvelle et déterminante et que le terrain du lieu-dit Bejenie qui avait été attribué à la requérante n’aurait pas dû être inclus dans la masse successorale, parce qu’il appartenait au père de V. en vertu du contrat d’échange. Le tribunal estima aussi que le jugement de partage donnait à la requérante ce qu’elle n’avait pas réussi à obtenir par l’action engagée en vue d’annuler le contrat d’échange.
19. Le pourvoi en recours introduit par la requérante contre cet arrêt fut accueilli par un arrêt de la cour d’appel de Bacau du 9 décembre 1999, qui rejeta la demande en révision au motif que la preuve invoquée par V. n’était ni nouvelle ni déterminante, celle-ci ayant déjà été examinée et écartée par les juridictions de fond. En outre, le tribunal retint qu’il aurait été loisible à V. de demander aux juridictions d’obliger la mairie à présenter cette esquisse dans le cadre du procès sur le fond de l’action de partage.
E. L’action en revendication du terrain
20. Le 21 mai 1999, V. et ses frères introduisirent une action en revendication du terrain de 1 600 m2 de Bejenie attribué à la requérante par le jugement du 25 novembre 1991.
21. Par un jugement du 19 mai 1999, le tribunal de première instance de Piatra Neamt rejeta l’action en revendication, au motif que la requérante détenait légalement en propriété la surface de 1 600 m2 de terrain qui lui avait été attribuée à la suite de la procédure en partage, et que V. ne détenait pas de titre de propriété valable sur le terrain en cause.
22. L’appel de V. et ses frères fut accueilli par un arrêt du 13 décembre 1999 du tribunal départemental de Neamt qui, dans une formation de jugement qui incluait la juge D.C., considéra que V. était la propriétaire du terrain en cause, l’ayant hérité de son père, M.A., qui l’avait acquis le 25 janvier 1985 à la suite d’un échange de terrains avec l’Etat. Le tribunal considéra aussi que la requérante ne pouvait pas se prévaloir du jugement rendu dans la procédure de partage, l’objet de la succession étant formé uniquement des biens et des obligations de valeur économique qui avaient appartenu au défunt ; or, ce dernier, au moment de l’ouverture de la succession n’était pas le titulaire du droit de propriété sur le terrain en cause, qui n’aurait pas dû être inclus dans la masse successorale. Comparant les deux titres de propriété, à savoir le contrat d’échange et la succession de M.A. d’une part, et le jugement de partage d’autre part, le tribunal donna gain de cause à V., dont le titre, estima-t-il, était préférable du point de vue juridique.
23. Le pourvoi en recours de la requérante contre la solution adoptée dans cet arrêt fut rejeté par un arrêt définitif du 27 octobre 2000 de la cour d’appel de Bacau qui, s’appuyant sur une expertise technique, estima que le titre du père de V. était mieux caractérisé du point de vue juridique et que le terrain litigieux n’avait pas appartenu au père de la requérante, et donc ne faisait pas partie de la masse successorale. La cour d’appel estima que l’échange des terrains était confirmé par les juridictions ayant statué sur l’action en annulation du contrat d’échange et ce constat avait autorité de la chose jugée en l’espèce.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. La requérante allègue que l’autorité de la chose jugée qu’avait acquise le jugement du 25 novembre 1991 du tribunal de première instance du Piatra Neamt, qui, de plus, avait été exécuté, a été méconnue à la suite de l’accueil de l’action en revendication par l’arrêt du 13 décembre 1999. Elle invoque une violation de son droit à un procès équitable, tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention.
Elle allègue aussi un défaut d’impartialité des juridictions nationales, qui aurait causé une violation du même article, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
26. Le Gouvernement estime que l’action en revendication s’inscrit, en l’espèce, dans l’exercice normal du droit d’accès à un tribunal, et ne représente pas une remise en cause non justifiée du jugement du 25 novembre 1991. Le terrain en litige n’ayant pas appartenu à M.V., il est évident que la requérante n’a pu l’obtenir en propriété à la suite du partage, seuls des droits existant dans le patrimoine du défunt pouvant être transmis aux héritiers par cette voie.
En outre, il fait savoir que l’existence dans la masse successorale du terrain de 4 132 m² n’a pas été niée par l’action en revendication, qui n’a remis en cause que l’emplacement de ce terrain.
27. La requérante rappelle qu’en accueillant l’action en revendication les juridictions ont renversé la décision statuant sur le partage, laquelle était définitive et irrévocable.
2. Appréciation de la Cour
28. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable devant un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des Etats contractants. Un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumarescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII). En outre, il appartient aux Etats de se doter d’un système juridique apte à identifier les procédures connexes et d’interdire l’ouverture de nouvelles procédures portant sur le même sujet (voir, mutatis mutandis, Gjonbocari et autres c. Albanie, no 10508/02, § 66, 23 octobre 2007).
29. En l’espèce, la Cour note que le terrain situé au lieu-dit « Bejenie » a été l’objet de trois litiges judiciaires opposant la requérante et V., qui ont pu à chaque fois y présenter leur position respective : l’action en annulation de l’échange, l’action en partage et l’action en revendication.
30. Par le jugement du 25 novembre 1991, la requérante s’est vue reconnaître le droit de propriété sur un terrain déterminé de 1 600 m² qui avait appartenu à son père. Ce jugement a été exécuté par la mise en possession du 7 août 1995. La Cour note que les juridictions ayant statué sur le partage ont expressément exclu de la masse successorale le terrain du père de V.
L’attribution du terrain par le tribunal qui a procédé au partage a permis à la requérante de se comporter comme le vrai propriétaire entre le 26 septembre 1994 (ou au plus tard 7 août 1995) et le 27 octobre 2000, date à laquelle elle a perdu le droit reconnu par le partage, à l’issue de l’action en revendication.
31. La Cour note que l’action en revendication a été introduite non seulement par V. mais aussi par tous les héritiers de M.A. La question se pose dès lors de savoir si l’arrêt de partage est opposable aux frères de V. qui n’ont pas été parties à l’action en partage.
La Cour estime, pour les raisons qui suivent, que les tribunaux auraient dû tenir compte des constats faits antérieurement par les juridictions sur la situation du terrain de Bejenie et que la requérante ne peut être pénalisée pour ne pas avoir appelé en cause les frères de V. afin de leur rendre opposables les décisions de partage.
32. Tout d’abord, les arguments de V., y compris le schéma de l’endroit, ont été examinés aussi bien par les tribunaux ayant jugé au fond le partage que par ceux qui ont rejeté la demande de révision. Or, dans ce cas, la remise en cause, dans le cadre de l’action en revendication, du jugement définitif et irrévocable du 25 octobre 1991 exécuté le 7 août 1995, ne saurait être justifiée sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003-IX). Les juridictions saisies de l’action en revendication aurait dû prendre en considération le fait que lors du partage, s’appuyant sur les expertises et autres preuves que les parties ont entendu utiliser, les juridictions avaient tranché de manière définitive la situation du terrain de 1 600 m2. De ce fait, les tribunaux saisis de l’action en revendication n’aurait pas dû remettre en cause les constats des juridictions antérieures.
D’ailleurs, la Cour ne peut comprendre pourquoi la cour d’appel statuant sur l’action en revendication a reconnu l’autorité de la chose jugée aux constats faits par les juridictions ayant statué sur l’action en annulation de l’échange, mais non à ceux faits dans le cadre du partage ; ce d’autant plus que les juridictions ayant statué sur le partage ont bien pris en compte les constats faits lors de l’action en annulation.
33. Quant à la responsabilité de la requérante dans la genèse de l’affaire, la Cour note que les tribunaux qui ont statué sur le partage avaient exclu expressément de la masse successorale la partie de 3 000 m2 ayant appartenu au père de V. La requérante pouvait donc légitimement penser que le terrain pris en compte par les juridictions n’était que celui de son père.
Ensuite, rien ne laisse penser que V. eût informé soit les juridictions de partage soit les requérants qui étaient les héritiers de son père ; or, il n’appartenait pas à la requérante et à ses frères de faire de telles recherches, dans le cadre d’une action qui ne concernait même pas le terrain du père de V. En outre, la requérante, qui était un tiers par rapport à la succession de M.A., n’avait aucun moyen de forcer les héritiers à faire un partage après le décès de celui-ci.
Enfin, la Cour note que les juridictions ayant statué sur l’action en revendication n’ont jamais invoqué l’inopposabilité de la décision de partage aux frères de V.
34. La Cour note aussi que, étant donné le caractère déclaratif de l’action en partage, la requérante est réputée être devenue propriétaire du terrain de 1 600 m2 dès la mort de son père et ne jamais avoir été propriétaire des autres terrains de la masse successorale, qui ont été attribués aux autres héritiers. Le partage ayant été décidé de manière irrévocable, la requérante ne peut plus le remettre en discussion sans se voir opposer l’autorité de la chose jugée qui s’attache à l’arrêt du 26 septembre 1994.
Il s’ensuit que, bien qu’elle ait perdu son droit de propriété sur le terrain de 1 600 m2 à la suite de l’action en revendication, elle n’a de son côté aucun moyen de remettre en cause le partage et de se voir attribuer en propriété un autre terrain. D’ailleurs, la Cour ne voit pas comment la requérante pourrait récupérer une autre portion du même terrain sans provoquer à son tour une atteinte à la sécurité des rapports juridiques, dans la mesure où c’est en vertu de l’arrêt définitif et irrévocable du 26 septembre 1994 que tous les autres héritiers, y compris V., détiennent leurs parties respectives du terrain ayant appartenu au père de la requérante.
35. Pour cette raison, d’ailleurs, la Cour ne peut non plus partager l’avis du Gouvernement selon lequel l’action en revendication n’a pas remis en cause le droit de propriété de la requérante en tant que tel, mais plutôt le droit à la parcelle litigieuse.
Sur ce point, la Cour se doit aussi de noter qu’aucun des héritiers de M.V., notamment V., n’a contesté la mise en possession du 7 août 1995, bien qu’une telle voie leur fût ouverte pour mettre en cause les emplacements attribués. En outre, la Cour note que les frères de V. étant, selon le droit interne, des tiers par rapport à l’action en partage, ils pouvaient, en contestant l’exécution du jugement du 25 novembre 1991, remettre en cause la solution donnée au fond du partage et présenter tous les moyens qu’ils considèrent nécessaires afin de faire valoir leurs droits éventuels sur les biens qui ont été inclus dans la masse successorale, et notamment sur le terrain du lieu-dit Bejenie.
Aux termes de l’article 401 du code de procédure civile, une telle objection doit être faite dans un délai de 15 jours à partir de l’acte contesté. En l’espèce, l’usage de cette voie par les tiers en question aurait évité à la requérante de retrouver son droit de propriété remis en cause après six ans de paisible possession. D’ailleurs, le délai écoulé entre la date de la mise en possession et celle de l’introduction de l’action en revendication pose en soi problème au regard du respect de la sécurité des rapports juridiques.
36. A supposer même que les tribunaux aient réparé, lors de l’action en revendication, des erreurs commises par les juridictions antérieures lors de l’action en partage, la Cour estime qu’il ne saurait revenir à la requérante de supporter la charge d’éventuelles carences des autorités. La Cour a déjà jugé d’ailleurs que l’atténuation des anciennes atteintes ne peut créer de nouveaux torts disproportionnés (voir, mutatis mutandis, Pincová et Pinc c. République tchèque, no 36548/97, § 58, CEDH 2002-VIII Zich et autres c. République tchèque, no 48548/99, § 74, 18 juillet 2006).
37. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’en permettant l’accueil de l’action en revendication sur le fondement des arguments présentés déjà dans le cadre des autres litiges opposant les parties, le système mis à la disposition des parties n’a pas rempli les exigences prévues à l’article 6 § 1 de la Convention interprété à la lumière du principe de la sécurité des rapport juridiques. Les tribunaux ont ainsi méconnu le droit de la requérante à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
38. Compte tenu des conclusions susmentionnées, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief de la requérante fondé sur le manque prétendu d’impartialité des juridictions nationales. A la lumière d’un examen approfondi des pièces du dossier, la seule circonstance qui aurait pu poser problème à cet égard est la participation de la juge D.C. aussi bien dans la formation qui a admis la révision du jugement de partage que dans la formation du tribunal qui a jugé l’action en revendication introduite par V. contre la requérante. Or, ce grief ne constitue concrètement qu’un aspect particulier du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1, à l’égard duquel la Cour a déjà abouti à un constat de violation (voir, mutatis mutandis, SC Masinexportimport Industrial
Group SA, c. Roumanie, no 22687/03, § 39, 1er décembre 2005 ; Popea c. Roumanie, no 6248/03, § 38, 5 octobre 2006 et SC Plastik ABC S.A. c. Roumanie, no 32299/03, § 18, 7 février 2008).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1 À LA CONVENTION
39. La requérante dénonce une violation de son droit de propriété à l’issue de l’action en revendication qui l’a privée du terrain qui lui avait été attribué par le jugement définitif du 23 novembre 1991. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
40. Le Gouvernement objecte que la requérante n’a pas un bien au sens de cet article, dès lors qu’elle ne peut prétendre avoir un droit de propriété sur le terrain de 1 600 m2, étant donné que les tribunaux ont estimé que celui-ci avait appartenu au père de V. et non pas à celui de la requérante.
Dans l’éventualité où la Cour estimerait néanmoins que la requérante avait un bien, le Gouvernement allègue que l’ingérence subie par la requérante à l’issue de l’action en revendication était prévue par loi et poursuivait un but légitime auquel elle était proportionnée.
41. La requérante estime que le non-respect de l’arrêt définitif prononcé à l’issue de l’action en partage constitue une violation de son droit de propriété.
42. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus sous l’angle de l’article 6 § 1 et doit donc aussi être déclaré recevable (paragraphe 36 ci-dessus).
43. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1, en raison de la remise en cause de la solution donnée de manière définitive à un litige, y compris la privation du requérant du « bien » dont il bénéficiait à l’issue de la procédure (voir, entre autres, mutatis mutandis, Brumarescu, §§ 67, 77 et 80 ; SC Masinexportimport Industrial Group SA, §§ 46-47 ; et SC Plastik ABC S.A., § 17, arrêts précités, Piata Bazar Dorobanti SRL c. Roumanie, no 37513/03, §§ 33-34, 4 octobre 2007 ; Cornif c. Roumanie, no 42872/02, § 43, 11 janvier 2007).
44. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente. En particulier, elle relève qu’en l’espèce par l’arrêt définitif du 26 septembre 1994, la requérante s’est vue reconnaître propriétaire d’un terrain de 1 600 m2 et qu’elle a perdu son droit de propriété sur ce terrain quand les juridictions ont accueilli l’action en revendication introduite à son encontre. Bien que l’ingérence dans le droit de propriété n’ait pas été causée par l’annulation d’une décision judiciaire définitive par voie d’un recours extraordinaire, la Cour estime que les effets pour la requérante de l’atteinte à la sécurité des rapports juridiques sont les mêmes, c’est-à-dire la perte d’un droit de propriété qui avait été reconnu auparavant par une décision définitive et irrévocable qui a d’ailleurs été exécutée, et qui avait été rendue dans le cadre d’un litige opposant les mêmes parties que celles qui se sont ensuite retrouvées dans le procès sur l’action en revendication.
45. Au vu de ce qui précède et des éléments du dossier, la Cour conclut que l’accueil de l’action en revendication a enfreint le droit de l’intéressée au respect de ses biens.
46. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
48. La requérante réclame la restitution de son terrain et si ce n’est pas possible, une réparation de 50 000 nouveaux lei roumains (RON), dont 30 000 RON représentant la valeur du terrain et 20 000 RON pour le préjudice moral qu’elle aurait subi.
49. Le Gouvernement met en avant le fait que la requérante n’a pas étayé ses prétentions au titre du préjudice matériel et envoie une statistique faite par la Chambre des notaires de Bacau sur le prix du terrain à Pângarati, selon laquelle le prix du terrain réclamé par la requérante varie entre 0,156 euros (EUR) pour m2 et 0,054 EUR/m2. Il argüe aussi que la requérante n’a rien demandé pour le préjudice qu’elle aurait subi à cause de la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime enfin que la requérante n’a pu prouver le lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice moral réclamé.
50. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences. Si le droit interne ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, l’article 41 de la Convention confère à la Cour le pouvoir d’accorder une réparation à la partie lésée par l’acte ou l’omission à propos desquels une violation de la Convention a été constatée. Dans l’exercice de ce pouvoir, elle dispose d’une certaine latitude ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent.
51. Parmi les éléments pris en considération par la Cour lorsqu’elle statue en la matière figurent le dommage matériel, c’est-à-dire les pertes effectivement subies en conséquence directe de la violation alléguée, et le dommage moral, c’est-à-dire la réparation de l’état d’angoisse, des désagréments et des incertitudes résultant de cette violation, ainsi que d’autres dommages non matériels (voir, parmi d’autres, Ernestina Zullo c. Italie, no 64897/01, § 25, 10 novembre 2004).
Dès lors, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime, dans les circonstances de l’espèce et compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, que l’Etat doit verser à la requérante une somme de 5 000 EUR, tous chefs de préjudice confondus.
B. Frais et dépens
52. La requérante n’a réclamé aucune somme pour les frais et dépens engagés.
53. Dès lors, la Cour n’alloue rien à ce titre.
C. Intérêts moratoires
54. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne le droit à un procès équitable ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le restant du grief tiré de l’article 6 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur, tout préjudice confondu, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 septembre 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président