DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖZTOK c. TURQUIE
(Requête no 42082/02)
ARRÊT
STRASBOURG
8 décembre 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Öztok c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Danutė Jo�ienė,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Kristina Pardalos, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 42082/02) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. M. Ö. (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 novembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant allègue une violation de l'article 1 du Protocole no 1.
4. Le 17 février 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1966 et réside à Çanakkale.
A. La procédure relative à la qualification en « domaine forestier public » du terrain du requérant
7. En 1953, le Trésor public vendit à M.S.S., un particulier, un terrain de 23 000 m², situé à Saricali (Çanakkale), sur le fondement d'une décison de la commission des terres (Toprak Komisyonu) du 15 juin 1952. La vente fut réalisée dans le cadre d'un programme qui avait pour objectif l'accès des paysans à la propriété. Le 4 mars 1953, le terrain en question, qualifié de terrain agricole (tarla), fut inscrit au nom de M.S.S. sur le registre foncier (parcelle no 743).
8. Le 19 août 1992, le fils de M.S.S., héritier du terrain, le vendit au requérant, à qui un titre de propriété fut remis par la Direction générale des titres et du cadastre.
9. Entre-temps, en 1990, la commission cadastrale avait procédé à la délimitation du domaine forestier public, mesure à l'issue de laquelle le terrain en question avait été intégré dans les limites du domaine forestier public. D'après les éléments du dossier, les conclusions de la commission avaient été rendues publiques le 29 novembre 1990, mais aucune mention n'avait à l'époque été portée sur le registre foncier.
10. Le 9 juin 1995, le requérant saisit le tribunal de grande instance de Çanakkale (« le tribunal ») d'un recours contre la décision de la Direction générale des forêts portant délimitation du domaine forestier. Il soutenait que l'acte de la commission cadastrale était entaché d'erreur.
11. Le 17 décembre 1998, le tribunal accueillit favorablement la demande du requérant. Il se fonda sur des rapports d'expertise (dans les domaines agricole, forestier et technique) selon lesquels le terrain ne faisait pas partie du domaine forestier et n'était pas non plus entouré de terrains appartenant au domaine forestier. Il observa ensuite que ce terrain était au nombre de ceux qui avaient été cédés aux paysans sur le fondement d'une décision de la commission des terres de 1953 et que, selon un arrêt de la Grande Assemblée générale de la réunification de la jurisprudence de la Cour de cassation (1993/5 E. et 1996/01 K.), ces terrains, qualifiés de maquis, ne faisaient pas partie du domaine forestier. Il jugea dès lors que le titre de propriété du requérant était valable.
12. Le 20 novembre 2000, la Cour de cassation cassa le jugement de première instance. Elle constata qu'au vu des éléments de preuve recueillis et du contenu du dossier, le litige concernait la délimitation du terrain concerné dans le cadre de la loi no 6831. Elle souligna qu'aucun élément ne permettait d'établir que le terrain pouvait être qualifié de maquis, au sens de la loi no 5653 sur les forêts. Or, en vertu de l'arrêt de la Grande Assemblée générale de la réunification de la jurisprudence de la Cour de cassation (1993/5 E. et 1996/01 K.), seuls les terrains considérés comme maquis pouvaient avoir une valeur. Elle constata également que le dénivelé avait été mesuré entre 10-20 % et que, dès lors que ce niveau dépassait 12 %, le terrain devait être considéré comme étant de la forêt. Par ailleurs, elle se référa à l'arrêt de l'Assemblé générale de la Cour de cassation du 15 novembre 2000 concernant un terrain adjacent ayant les mêmes caractéristiques. Dans ce précédent, le terrain avait été considéré comme dans le domaine forestier.
13. Le 16 mai 2002, le tribunal, suivant l'avis de la Cour de cassation, rejeta la demande du requérant. Dans ses attendus, en se référant à l'arrêt de l'Assemblé générale de la Cour de cassation du 15 novembre 2000, il constata notamment que les terrains qualifiés de maquis dont le dénivelé dépassait 12 % devaient être considérés comme étant de la forêt.
14. Le 29 janvier 2004, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
15. Le 13 juillet 2004, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification formé part le requérant.
B. La procédure pénale contre le requérant
16. Le 5 juillet 2006, la Cour de cassation cassa le jugement de la juridiction pénale de première instance de Çanakkale qui avait, le 11 novembre 2004, condamné le requérant à une peine d'un an d'emprisonnement avec sursis. Elle nota que la parcelle no 743 avait été qualifiée de terrain agricole le 24 juin 1973 lors des travaux de cadastration, que le requérant l'avait achetée le 19 août 1992 et que, même si cette parcelle avait été incluse dans les limites de la forêt le 29 novembre 1990, aucune mention dans ce sens n'avait été apposée au registre foncier. La Cour de cassation conclut que le requérant n'avait donc pas agi avec l'intention d'occuper un domaine forestier.
C. La procédure relative à l'annulation du titre de propriété du requérant et à son inscription au registre foncier au nom du Trésor public
17. Le 12 avril 2007, le ministère des Forêts intenta devant le tribunal cadastral de grande instance de Çanakkale (« le tribunal ») une action en vue de l'annulation du titre de propriété du requérant sur le terrain litigieux et de l'inscription de celui-ci sur le registre foncier au nom du Trésor public. Il demanda également des mesures provisoires propres à empêcher le transfert du terrain à des tiers.
18. Le même jour, le tribunal accueillit la demande de mesures provisoires et ordonna à la Direction des registres fonciers d'apposer une mention au registre à ce sujet.
19. A ce jour, la procédure est toujours pendante devant les juridictions internes.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. Le droit et la pratique internes pertinents en l'espèce, en vigueur à l'époque des faits, sont décrits dans l'arrêt Köktepe c. Turquie (no 35785/03, 22 juillet 2008).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
21. Le requérant soutient que la qualification en domaine forestier public de son terrain, sans le versement d'une quelconque indemnité, constitue une atteinte disproportionnée à son droit au respect de ses biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
A. Sur la recevabilité
22. Le Gouvernement soutient que le requérant, qui n'a pas intenté une action en dommages-intérêts contre le vendeur, n'a pas épuisé les voies de recours internes. Il prétend en outre que l'intéressé n'a pas respecté le délai de six mois en introduisant sa requête le 8 novembre 2002 alors que, selon le Gouvernement, la dernière décision interne date du 13 juillet 2004. Enfin, le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas qualité de victime au sens de l'article 34 de la Convention, la qualification du terrain en domaine forestier ayant eu lieu en 1990, avant l'acquisition du terrain par l'intéressé en 1992.
23. Le requérant combat la thèse du Gouvernement.
24. La Cour rappelle d'abord qu'elle a déjà rejeté de telles exceptions dans les affaires Köktepe (précité, §§ 67-76) et Turgut et autres c. Turquie (no 1411/03, §§ 76 à 81, 8 juillet 2008). Elle ne relève dans la présente affaire aucune circonstance pouvant l'amener à s'écarter de ses précédentes conclusions.
En ce qui concerne la possibilité d'intenter une action contre l'ancien propriétaire, la Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement. Elle constate d'abord que la requête ne tire pas son origine d'un caractère illicite du contrat de vente passé avec l'ancien propriétaire (voir, mutatis mutandis, Günaydin Turizm Ve İnşaat Ticaret Anonim Şirketi c. Turquie, no 71831/01, § 66, 2 juin 2009). Elle observe par ailleurs que la Cour de cassation a conclu que le requérant était de bonne foi lors de l'acquisition du terrain dans la mesure où les registres fonciers ne contenaient aucune annotation relative à une intégration du terrain en question dans les limites du domaine forestier (paragraphe 16 ci-dessus). Dès lors, aux yeux de la Cour, l'intéressé a qualité pour agir en tant que victime devant la Cour.
Partant, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement.
25. La Cour constate par ailleurs que le grief soulevé par le requérant n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et elle relève qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
26. En ce qui concerne le fond de l'affaire, le Gouvernement, faisant référence à la jurisprudence de la Cour en la matière (voir, entre autres, Ansay c. Turquie (déc.), no 49908/99, 2 mars 2006), soutient que la restriction apportée au droit de propriété du requérant poursuivait un but légitime et qu'elle était proportionnée, au sens du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.
27. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie à son arrêt Köktepe (précité, §§ 81 à 88).
28. En l'espèce, elle note d'abord que le requérant a un bien, fondé sur un titre de propriété qui a été obtenu de bonne foi.
29. Elle constate ensuite qu'il y a eu une ingérence dans l'exercice du droit du requérant au respect de ses biens à raison de la qualité de domaine forestier public attribuée au terrain litigieux.
30. Elle considère enfin que cette qualification a eu pour effet de créer une importante réduction de la disponibilité du bien en cause. A cet égard, elle observe que, du fait de la qualité attribuée au terrain litigieux au mépris du titre de propriété dont il demeure titulaire, le requérant, qui était propriétaire d'un terrain agricole, ne peut ni cultiver celui-ci ni en récolter les fruits. De plus, depuis le 12 avril 2007, le requérant ne peut plus vendre ce terrain (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Autrement dit, il n'a aucune possibilité réelle de jouir de ce bien.
31. Dans ces circonstances, force est de considérer que la qualité de domaine forestier attribuée au terrain litigieux a eu pour effet de vider de tout contenu le droit de propriété du requérant.
32. Reste alors à déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée. A cet égard, il y a lieu de prendre en considération les modalités d'indemnisation prévues par la législation interne. A ce sujet, la Cour renvoie à son constat selon lequel il n'existe pas en droit interne de voie de recours effectif en la matière (paragraphe 24 ci-dessus). Elle note également que le Gouvernement n'a cité aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l'absence totale d'indemnisation. De plus, il n'a apporté aucun argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente de celle retenue par la Cour dans l'arrêt Köktepe (précité, § 93). Dès lors, au vu des circonstances de la cause, notamment du caractère définitif de la délimitation, de l'entrave à la pleine jouissance du droit de propriété, du défaut d'indemnisation et de l'absence de tout recours interne effectif susceptible de remédier à la situation litigieuse, la Cour considère que le requérant a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens (voir Köktepe, précité, § 92, et, mutatis mutandis, Terazzi S.r.l., no 27265/95, § 91, 17 octobre 2002).
33. Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Pour dommage matériel, le requérant réclame 1 910 769 euros (EUR) pour une superficie totale de 23 000 m², soit environ 83 EUR/m². Il demande également 382 215 EUR pour le manque à gagner pendant dix ans. Par ailleurs, il réclame 10 000 EUR pour dommage moral. Il réclame enfin 3 000 EUR pour le remboursement des frais et dépens, sans justificatifs à l'appui.
35. Le Gouvernement ne voit pas de lien de causalité entre les faits de la cause et les indemnités réclamées, et il invite la Cour à rejeter ces demandes.
36. Suivant sa jurisprudence en la matière, la Cour considère que le requérant a subi un certain dommage matériel et moral, et estime approprié de fixer un montant forfaitaire. Eu égard aux informations dont elle dispose et statuant en équité, la Cour juge raisonnable d'accorder au requérant la somme de 175 000 EUR, tous préjudices confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme, assortis d'intérêts moratoires d'un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.
Quant à la demande relative aux frais et dépens, compte tenu de sa jurisprudence, la Cour la rejette.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit, par six voix contre une,
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, 175 000 EUR (cent soixante-quinze mille euros), tous préjudices confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens
Greffière adjointe Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente du juge Cabral Barreto.
F.T.
F.E.P.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE CABRAL BARRETO
A mon grand regret, pour les raisons exposées dans mon opinion dissidente commune avec le juge Türmen dans l'affaire Köktepe c. Turquie, no 35785/03, 22 juillet 2008, je ne suis pas en mesure de suivre l'approche de la majorité. Pour moi, il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Comme je l'ai mentionné dans mon opinion dissidente dans l'affaire Köktepe c. Turquie (satisfaction équitable), no 35785/03, 13 octobre 2009, j'aimerais encore ajouter que, si je devais accorder quelque chose au requérant dans cette affaire, je dirais que le constat de violation suffirait en ce qui concerne le dommage moral, pour être cohérent avec l'arrêt Turgut et autres (requête nº 1411/03) (article 41) que la chambre a adopté le même jour.