Conclusion Exception pr?liminaire rejet?e (non-?puisement) ; Violation de l’art. 3 ; Violation de l’art. 5-3 ; Violation de l’art. 13 ; Non-lieu ? examiner l’art. 6-1 ; Non-violation de l’art. 25-1 ; Dommage mat?riel – r?paration p?cuniaire ; Pr?judice moral – r?paration p?cuniaire ; Remboursement frais et d?pens
En l’affaire Aksoy c. Turquie (1),
La Cour europe?enne des Droits de l’Homme, constitue?e,
conforme?ment a? l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde
des Droits de l’Homme et des Liberte?s fondamentales (“la Convention”)
et aux clauses pertinentes de son re?glement A (2), en une chambre
compose?e des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, pre?sident,
Tho?r Vilhja?lmsson,
F. Gölcücklü,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
J.M. Morenilla,
A.B. Baka,
J. Makarczyk,
U. Lohmus,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier
adjoint,
Apre?s en avoir de?libe?re? en chambre du conseil les 27 avril,
24 octobre et 26 novembre 1996,
Rend l’arrêt que voici, adopte? a? cette dernie?re date:
_______________
Notes du greffier
1. L’affaire porte le n? 100/1995/606/694. Les deux premiers chiffres
en indiquent le rang dans l’anne?e d’introduction, les deux derniers la
place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur
celle des requêtes initiales (a? la Commission) correspondantes.
2. Le re?glement A s’applique a? toutes les affaires de?fe?re?es a? la Cour
avant l’entre?e en vigueur du Protocole n? 9 (P9) (1er octobre 1994) et,
depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non lie?s par
ledit Protocole (P9). Il correspond au re?glement entre? en vigueur le
1er janvier 1983 et amende? a? plusieurs reprises depuis lors.
_______________
PROCEDURE
1. L’affaire a e?te? de?fe?re?e a? la Cour par le gouvernement turc (“le
Gouvernement”) le 4 de?cembre 1995, puis par la Commission europe?enne
des Droits de l’Homme (“la Commission”) le 12 de?cembre 1995, dans le
de?lai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la
Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête
(n? 21987/93) dirige?e contre la Re?publique turque et dont un citoyen
de cet Etat, M. Z. A., avait saisi la Commission le 20 mai 1993
en vertu de l’article 25 (art. 25).
La requête du Gouvernement renvoie a? l’article 48 (art. 48),
la demande de la Commission aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48)
ainsi qu’a? la de?claration turque reconnaissant la juridiction
obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elles ont pour objet
d’obtenir une de?cision sur le point de savoir si les faits de la cause
re?ve?lent un manquement de l’Etat de?fendeur aux exigences des
articles 3, 5 par. 3, 6 par. 1 et 13 de la Convention (art. 3,
art. 5-3, art. 6-1, art. 13).
2. Le 16 avril 1994, le reque?rant a e?te? tue? par balles. Le
20 avril 1994, ses repre?sentants ont informe? la Commission que son pe?re
souhaitait poursuivre la proce?dure.
3. En re?ponse a? l’invitation pre?vue a? l’article 33 par. 3 d) du
re?glement A, le pe?re du reque?rant (qui sera e?galement de?nomme? “le
reque?rant” dans la suite du texte) a e?mis le voeu de participer a?
l’instance et a de?signe? ses conseils.
Le 26 mars 1996, le pre?sident a, conforme?ment a? l’article 30
par. 1, autorise? Mme F. H., maître de confe?rences en droit
a? l’universite? d’Essex, a? repre?senter le reque?rant.
4. La chambre a? constituer comprenait de plein droit
M. F. Gölcücklü, juge e?lu de nationalite? turque (article 43 de la
Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, pre?sident de la Cour
(article 21 par. 4 b) du re?glement A). Le 5 de?cembre 1995, celui-ci
a tire? au sort, en pre?sence du greffier, le nom des sept autres
membres, a? savoir MM. L.-E. Pettiti, J. De Meyer, J.M. Morenilla,
F. Bigi, A.B. Baka, J. Makarczyk et U. Lohmus (articles 43 in fine de
la Convention et 21 par. 5 du re?glement A) (art. 43). A la suite du
de?ce?s de M. Bigi, M. Tho?r Vilhja?lmsson, premier supple?ant, est devenu
membre de la chambre.
5. En sa qualite? de pre?sident de la chambre (article 21 par. 6 du
re?glement A), M. Ryssdal a consulte?, par l’interme?diaire du greffier,
l’agent du Gouvernement, les avocats du reque?rant et le de?le?gue? de la
Commission au sujet de l’organisation de la proce?dure (articles 37
par. 1 et 38). A la suite de l’ordonnance rendue en conse?quence, le
greffier a reçu le me?moire du reque?rant le 7 mars 1996, puis, le 15,
celui du Gouvernement.
6. Ainsi qu’en avait de?cide? le pre?sident, l’audience a eu lieu le
26 avril 1996, au Palais des Droits de l’Homme a? Strasbourg. La Cour
avait tenu auparavant une re?union pre?paratoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. B. Çaglar, ministe?re des Affaires e?trange?res, agent,
Mme D. Akçay,
M. T. Özkarol,
M. A. Kurudal,
M. F. Erdogan,
M. O. Sever,
Mme M. Gülsen, conseils;
– pour la Commission
M. H. Danelius, de?le?gue?;
– pour le reque?rant
Mme F. Hampson, universite? d’Essex,
M. K. B., avocat, conseils,
M. K. Y.,
M. T. F.,
Mme A. R., conseillers.
La Cour a entendu en leurs de?clarations M. Danelius,
Mme H., M. Çaglar et Mme Akçay.
EN FAIT
I. Les circonstances de l’espe?ce
A. Le reque?rant
7. Citoyen turc ne? en 1963, M. Z. A. vivait, a? l’e?poque des
faits, a? Mardin, Kiziltepe, dans le Sud-Est de la Turquie, ou? il e?tait
me?tallurgiste. Il fut tue? par balles le 16 avril 1994. Depuis lors,
son pe?re a fait savoir qu’il souhaitait poursuivre la proce?dure
(paragraphe 3 ci-dessus).
B. La situation dans le Sud-Est de la Turquie
8. Depuis 1985 environ, de graves troubles font rage dans le
Sud-Est de la Turquie, entre les forces de se?curite? et les membres du
PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ce conflit a, d’apre?s le
Gouvernement, coûte? jusqu’ici la vie a? 4 036 civils et 3 884 membres
des forces de se?curite?.
9. A l’e?poque ou? la Cour a examine? l’affaire, dix des
onze provinces du Sud-Est de la Turquie se trouvaient soumises, depuis
1987, au re?gime de l’e?tat d’urgence.
C. La de?tention du reque?rant
10. Les faits de l’espe?ce sont controverse?s.
11. Le reque?rant soutient qu’il a e?te? arrête? le 24 novembre 1992,
entre 23 heures et minuit. Une vingtaine de policiers se seraient
rendus a? son domicile, accompagne?s d’un de?tenu nomme? M. qui l’avait
pre?tendument identifie? comme un membre du PKK. M. A. aurait de?clare?
a? la police ne pas connaître cette personne.
12. D’apre?s le Gouvernement, le reque?rant a e?te? arrête? puis place?
en garde a? vue le 26 novembre 1992 vers 8 h 30, avec treize autres
personnes. Il e?tait soupçonne? d’aider et de soutenir les terroristes
du PKK, d’être membre de la section de Kiziltepe du PKK et de
distribuer des tracts de ce parti.
13. Le reque?rant affirme avoir e?te? emmene? a? la direction de la
sûrete? de Kiziltepe. Apre?s une nuit, il aurait e?te? transfe?re? a? la
section antiterroriste de la direction de la sûrete? de Mardin.
Il y aurait e?te? de?tenu, avec deux autres personnes, dans une
cellule mesurant approximativement 1,5 x 3 me?tres et e?quipe?e d’un lit
et d’une couverture, mais non d’un oreiller. Il aurait reçu deux repas
par jour.
14. Apre?s lui avoir demande? s’il connaissait M. (l’homme qui
l’avait identifie?), on l’aurait ainsi averti: “Si tu ne le connais pas,
la torture va te rafraîchir la me?moire.”
Le deuxie?me jour on l’aurait entie?rement de?vêtu, on lui aurait
attache? les mains dans le dos et on l’aurait suspendu par les bras,
manie?re “pendaison palestinienne”, puis la police lui aurait applique?
des e?lectrodes sur les parties ge?nitales et l’aurait arrose? d’eau
pendant qu’elle l’e?lectrocutait. Il aurait eu les yeux bande?s pendant
ces tortures, qui auraient dure? environ trente-cinq minutes.
Pendant les deux jours suivants, il aurait reçu des se?ries de
coups a? intervalles de deux heures ou d’une demi-heure, sans être
suspendu. Les tortures se seraient poursuivies pendant quatre jours
et auraient e?te? tre?s intensives pendant les deux premiers.
15. A la suite de ces se?vices, le reque?rant aurait perdu l’usage
de ses bras et de ses mains. Ses interrogateurs lui auraient ordonne?
de faire des mouvements afin de recouvrer la maîtrise de ses mains.
Il aurait demande? a? voir un me?decin, mais en vain.
16. Le 8 de?cembre 1992, il fut examine? par un me?decin au service
me?dical de la sous-pre?fecture. Un rapport me?dical fut re?dige? qui
de?clarait, dans une phrase unique, que l’inte?resse? ne portait pas de
traces de coups ou de violence. D’apre?s M. A., le me?decin demanda
d’ou? provenaient les blessures visibles sur ses bras. Un policier lui
aurait re?pondu qu’il s’agissait d’un accident. Le me?decin aurait alors
fait observer, de manie?re sarcastique, que toutes les personnes passant
par cet endroit semblaient avoir un accident.
17. Le Gouvernement soutient que des doutes tre?s se?rieux planent
sur la question de savoir si le reque?rant a effectivement e?te? victime
de mauvais traitements pendant sa garde a? vue.
18. Le 10 de?cembre 1992, juste avant sa libe?ration, M. A. fut
conduit devant le procureur de Mardin.
D’apre?s le Gouvernement, il fut capable de signer une
de?claration niant tout lien avec le PKK et ne se plaignit pas d’avoir
e?te? torture?.
Le reque?rant, en revanche, soutient que l’on soumit a? sa
signature une de?claration dont le contenu e?tait faux. Le procureur
aurait insiste? pour qu’il signât, mais M. A. lui aurait de?clare?
qu’il en e?tait incapable car il ne pouvait bouger les mains.
D. Eve?nements poste?rieurs a? l’e?largissement du reque?rant
19. M. A. fut libe?re? le 10 de?cembre 1992. Le 15, il fut admis
a? l’hôpital universitaire de Dicle, ou? on lui diagnostiqua une
paralysie radiale bilate?rale (c’est-a?-dire une paralysie des deux bras
cause?e par des le?sions nerveuses dans la partie supe?rieure des bras).
Il de?clara au me?decin charge? de le soigner qu’il avait e?te? de?tenu et
pendu par les bras, mains lie?es dans le dos.
Il demeura a? l’hôpital jusqu’au 31 de?cembre 1992, date a?
laquelle, d’apre?s le Gouvernement, il s’e?clipsa sans avoir accompli les
formalite?s de sortie et en emportant avec lui son dossier me?dical.
20. Le 21 de?cembre 1992, le procureur de?cida que rien ne justifiait
l’ouverture de poursuites pe?nales contre le reque?rant. En revanche,
onze de ses code?tenus furent inculpe?s.
21. Aucune proce?dure, ni pe?nale, ni civile, ne fut engage?e devant
les juridictions turques en rapport avec les se?vices que le reque?rant
affirme avoir subis.
E. Le de?ce?s du reque?rant
22. M. A. fut tue? par balles le 16 avril 1994.
D’apre?s ses repre?sentants, il avait fait l’objet de menaces de
mort (la dernie?re ayant e?te? profe?re?e par te?le?phone le 14 avril 1994)
destine?es a? le contraindre a? se de?sister de sa requête a? la Commission,
et son meurtre serait la conse?quence directe du maintien de celle-ci.
Le Gouvernement, en revanche, soutient qu’il s’agissait d’un
re?glement de comptes entre factions rivales du PKK.
Un suspect, membre pre?sume? du PKK, a e?te? inculpe? de l’homicide.
F. L’e?tablissement des faits par la Commission
23. Des de?le?gue?s de la Commission entendirent des te?moins a?
Diyarbakir les 13 et 14 mars 1995 et a? Ankara entre le 12 et le
14 avril 1995, en pre?sence des repre?sentants des deux parties, qui
eurent l’occasion d’interroger les te?moins. De plus, la Commission
entendit des observations orales sur la recevabilite? et le fond de la
requête lors d’audiences tenues a? Strasbourg les 18 octobre 1994 et
3 juillet 1995.
Apre?s avoir appre?cie? les preuves orales et e?crites produites
devant elle, la Commission a abouti aux conclusions suivantes a? propos
des faits:
a) Il n’est pas possible de faire un constat pre?cis quant a? la
date d’arrestation de M. A., même s’il est clair que celle-ci a eu
lieu au plus tard le 26 novembre 1992. Relâche? le 10 de?cembre 1992,
l’inte?resse? a donc e?te? de?tenu pendant au moins quatorze jours.
b) Hospitalise? le 15 de?cembre 1992, on lui diagnostiqua une
paralysie radiale bilate?rale. Il quitta l’hôpital de son propre chef
le 31 de?cembre 1992, sans avoir accompli les formalite?s de sortie.
c) Rien ne prouve que M. A. souffrît d’un quelconque
handicap avant son arrestation, ni qu’il ait subi un accident pendant
la pe?riode de cinq jours se?parant la fin de sa garde a? vue de son
hospitalisation.
d) Il ressort des te?moignages me?dicaux que les blessures du
reque?rant peuvent avoir diverses causes, parmi lesquelles un
traumatisme subi par une personne ayant e?te? pendue par les bras. De
surcroît, la paralysie radiale affectant les deux bras n’est
apparemment pas un phe?nome?ne courant, mais peut en revanche tre?s bien
s’expliquer par la forme de se?vices connue sous le nom de
“pendaison palestinienne”.
e) Les de?le?gue?s ont entendu les te?moignages de l’un des
policiers qui avaient interroge? M. A. et du procureur qui l’avait
vu avant sa libe?ration; tous deux ont de?clare? qu’il e?tait inconcevable
qu’il pût avoir subi quelques se?vices que ce fût. La Commission a juge?
ces te?moignages peu convaincants au motif qu’ils donnaient l’impression
que les deux agents publics n’e?taient pas même dispose?s a? envisager la
possibilite? que des policiers se rendent coupables de mauvais
traitements.
f) Le Gouvernement n’a offert aucune autre explication pour les
blessures de M. A..
g) Il n’y a pas suffisamment de preuves pour pouvoir tirer
quelque conclusion que ce soit quant aux autres alle?gations
du reque?rant d’apre?s lesquelles il aurait e?te? e?lectrocute? et battu.
En revanche, il paraît clair qu’il a e?te? de?tenu, avec deux autres
personnes, dans une petite cellule e?quipe?e d’un lit et d’une couverture
uniques, et qu’on l’a maintenu les yeux bande?s pendant ses
interrogatoires.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. Dispositions pe?nales re?primant la torture
24. Le code pe?nal turc re?prime le fait pour un agent public de
soumettre quelqu’un a? la torture ou a? des mauvais traitements
(articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements).
25. L’article 8 du de?cret n? 430 du 16 de?cembre 1990 est ainsi
libelle?:
“Les de?cisions et actes pris dans l’exercice des pouvoirs que
leur confe?re le pre?sent de?cret par le pre?fet d’une re?gion
soumise a? l’e?tat d’urgence ou par le pre?fet d’une province de
pareille re?gion n’engagent pas leurs responsabilite?s pe?nale,
financie?re ou juridique. Celles-ci ne peuvent être recherche?es
devant aucune autorite? judiciaire, sans pre?judice du droit pour
la victime de demander a? l’Etat re?paration des dommages a? elle
cause?s sans justification.”
26. Les procureurs ont le devoir d’examiner les alle?gations
d’infractions graves qui viennent a? leur connaissance, même en
l’absence de plaintes. Toutefois, dans la re?gion soumise a? l’e?tat
d’urgence, les enquêtes au sujet d’infractions pe?nales commises par des
agents publics sont mene?es par des conseils administratifs locaux
compose?s de fonctionnaires. Ces conseils sont e?galement habilite?s a?
de?cider de l’ouverture ou non de poursuites, sous re?serve d’un contrôle
judiciaire automatique devant la Cour administrative suprême dans les
cas ou? ils de?cident de ne pas poursuivre (de?cret-loi n? 285).
B. Recours de droit administratif
27. L’article 125 de la Constitution turque est ainsi libelle?:
“Tout acte ou de?cision de l’administration est susceptible
d’un contrôle juridictionnel (…)
L’administration est tenue de re?parer tout dommage re?sultant
de ses actes et mesures.”
En vertu de cette disposition, l’Etat est tenu d’indemniser
toute personne a? même de de?montrer qu’elle a subi un pre?judice dans des
circonstances ou? l’Etat a manque? a? son devoir de sauvegarde de la vie
et de la proprie?te? individuelles.
C. Proce?dure civile
28. Tout acte ille?gal dommageable commis par un fonctionnaire (a?
l’exception du pre?fet de la re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence et de
ceux des provinces de ladite re?gion) peut donner lieu a? une action en
re?paration devant les tribunaux civils ordinaires.
D. Le droit relatif a? la garde a? vue
29. En vertu de l’article 128 du code de proce?dure pe?nale, une
personne arrête?e et de?tenue doit être traduite devant un juge de paix
dans un de?lai de vingt-quatre heures. Celui-ci peut être e?tendu a?
quatre jours en cas de de?tention lie?e a? une infraction collective.
Les pe?riodes maximales de de?tention sans contrôle judiciaire
sont plus longues lorsqu’il s’agit d’infractions relevant des
tribunaux de sûrete? de l’Etat. En pareil cas, il est permis de de?tenir
un suspect pendant quarante-huit heures en rapport avec une infraction
individuelle et pendant quinze jours en rapport avec une infraction
collective (article 30 de la loi n? 3842 du 1er de?cembre 1992,
reproduisant l’article 11 du de?cret-loi n? 285 du 10 juillet 1987).
Dans la re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence, toutefois, une
personne arrête?e dans le cadre d’une proce?dure devant un
tribunal de sûrete? de l’Etat peut être de?tenue pendant quatre jours en
cas d’infractions individuelles et pendant trente jours en cas
d’infractions collectives avant d’être conduite devant un magistrat
(ibidem, reproduisant l’article 26 de la loi n? 2935 du
25 octobre 1983).
30. L’article 19 de la Constitution turque confe?re a? tout de?tenu
le droit de faire contrôler la le?galite? de sa de?tention par la voie
d’une demande adresse?e a? la juridiction compe?tente pour connaître de
sa cause.
E. La de?rogation turque a? l’article 5 de la Convention
(art. 5)
31. Dans une lettre date?e du 6 août 1990, le Repre?sentant permanent
de la Turquie aupre?s du Conseil de l’Europe informa le
Secre?taire ge?ne?ral de l’Organisation des e?le?ments suivants:
“La Re?publique de Turquie est expose?e a? des menaces pour sa
se?curite? nationale dans le Sud-Est de l’Anatolie, dont
l’ampleur et l’intensite? sont alle?es croissant au cours des
derniers mois au point de repre?senter une menace pour la vie
de la nation au sens de l’article 15 de la Convention
(art. 15).
En 1989, 136 civils et 153 membres des forces de se?curite? ont
e?te? tue?s a? la suite d’actes de terrorisme, dont les auteurs
agissaient parfois a? partir de bases e?trange?res. Rien que
depuis le de?but de 1990, le nombre des victimes s’e?le?ve a?
125 civils et 96 membres des forces de se?curite?.
La se?curite? nationale est principalement menace?e dans les
provinces [a? savoir Elazig, Bingöl, Tunceli, Van, Diyarbakir,
Mardin, Siirt, Hakkâri, Batman, Sirnak] de
l’Anatolie du Sud-Est et partiellement aussi dans les provinces
adjacentes.
En raison de l’intensite? et de la diversite? des actions
terroristes, et afin de les re?primer, le Gouvernement a dû
non seulement faire intervenir ses forces de se?curite?, mais
aussi prendre les mesures approprie?es pour neutraliser une
campagne de de?sinformation tendancieuse aupre?s du public,
lance?e notamment a? partir d’autres re?gions de la
Re?publique de Turquie ou même de l’e?tranger et accompagne?e
d’une utilisation abusive des droits syndicaux.
A cette fin, le Gouvernement de la Turquie, agissant
conforme?ment a? l’article 121 de la Constitution turque, a
promulgue?, le 10 mai 1990, les de?crets-lois nos 424 et 425.
Ces de?crets pourront entraîner une de?rogation aux obligations
inscrites dans les dispositions ci-apre?s de la Convention
europe?enne des Droits de l’Homme et des Liberte?s fondamentales:
a? savoir dans les articles 5, 6, 8, 10, 11 et 13 (art. 5,
art. 6, art. 8, art. 10, art. 11, art. 13). Une description
sommaire des nouvelles mesures est jointe a? la pre?sente. La
question de leur compatibilite? avec la Constitution turque est
actuellement en instance devant la Cour constitutionnelle de
la Turquie.
Lorsque les mesures e?voque?es plus haut auront cesse? d’être
en application, le Gouvernement de la Turquie en informera le
Secre?taire Ge?ne?ral du Conseil de l’Europe.
La pre?sente notification est faite conforme?ment aux
dispositions de l’article 15 (art. 15) de la Convention
europe?enne des Droits de l’Homme.”
A cette lettre se trouvait annexe?e une “description sommaire
du contenu des de?crets-lois nos 424 et 425″. La seule mesure relative
a? l’article 5 de la Convention (art. 5) qui s’y trouvait de?crite e?tait
la suivante:
“Le Gouverneur de la re?gion vise?e par l’e?tat d’urgence pourra
ordonner aux personnes portant atteinte de manie?re continue a?
la se?curite? ge?ne?rale et a? l’ordre public de s’e?tablir dans un
lieu spe?cifie? par le ministre de l’Inte?rieur et situe? en dehors
de la re?gion vise?e par l’e?tat d’urgence pour une pe?riode qui
ne devra pas exce?der la dure?e de l’e?tat d’urgence (…)”
32. Par une lettre du 3 janvier 1991, le Repre?sentant permanent de
la Turquie informa le Secre?taire ge?ne?ral de l’adoption du
de?cret n? 430, qui limitait les pouvoirs ante?rieurement confe?re?s au
pre?fet de la re?gion relevant de l’e?tat d’urgence par les
de?crets nos 424 et 425.
33. Le 5 mai 1992, le Repre?sentant permanent e?crivit au
Secre?taire ge?ne?ral une lettre comportant le passage suivant:
“Comme la plupart des mesures e?nonce?es dans les
de?crets-lois nos 425 et 430 qui pourraient entraîner une
de?rogation aux droits garantis par les articles 5, 6, 8, 10,
11 et 13 de la Convention (art. 5, art. 6, art. 8, art. 10,
art. 11, art. 13) ne sont plus applique?es, je vous informe par
la pre?sente que la Re?publique de Turquie limite, pour l’avenir,
la porte?e de sa notification de de?rogation au seul article 5
de la Convention (art. 5). La de?rogation relative aux
articles 6, 8, 10, 11 et 13 de la Convention (art. 6, art. 8,
art. 10, art. 11, art. 13) n’est plus en vigueur; par
conse?quent, la re?fe?rence relative a? ces articles (art. 6,
art. 8, art. 10, art. 11, art. 13) est, par la pre?sente,
supprime?e de ladite notification de de?rogation.”
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
34. Dans sa requête du 20 mai 1993 (n? 21987/93) a? la Commission,
M. A. se plaignait d’avoir subi des traitements contraires a?
l’article 3 de la Convention (art. 3) pendant sa garde a? vue en
novembre/de?cembre 1992, de n’avoir pas, au me?pris de l’article 5
par. 3 (art. 5-3), e?te? traduit, pendant sa de?tention, devant un juge
ou un autre magistrat habilite? par la loi a? exercer des fonctions
judiciaires, et de n’avoir pas eu, contrairement a? ce qu’exigent les
articles 6 par. 1 et 13 (art. 6-1, art. 13), la possibilite? d’intenter
une action contre les responsables de ses se?vices.
A la suite du de?ce?s de M. A. le 16 avril 1994, ses
repre?sentants ont alle?gue? que son meurtre e?tait la conse?quence directe
de sa requête a? la Commission et constituait une atteinte a? son droit
de recours individuel au sens de l’article 25 de la Convention
(art. 25).
35. La Commission a de?clare? la requête recevable le
19 octobre 1994. Dans son rapport du 23 octobre 1995 (article 31)
(art. 31), elle formule l’avis, par quinze voix contre une, qu’il y a
eu violation de l’article 3 (art. 3) et qu’il y a eu violation de
l’article 5 par. 3 (art. 5-3), par treize voix contre trois, qu’il y
a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et qu’aucune question
distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 (art. 13), et, a?
l’unanimite?, qu’aucune mesure ne s’impose quant a? l’inge?rence alle?gue?e
dans l’exercice effectif du droit de recours individuel garanti par
l’article 25 (art. 25).
Le texte inte?gral de l’avis de la Commission et des
deux opinions se?pare?es dont il s’accompagne figure en annexe au
pre?sent arrêt (1).
_______________
Note du greffier
1. Pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans
l’e?dition imprime?e (Recueil des arrêts et de?cisions 1996-VI), mais
chacun peut se le procurer aupre?s du greffe.
_______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
36. A l’audience, le Gouvernement a invite? la Cour a? rejeter la
requête pour de?faut d’e?puisement des voies de recours internes
disponibles ou, subsidiairement, a? constater qu’il n’y a pas eu
violation de la Convention.
37. Le reque?rant a pour sa part demande? a? la Cour de constater des
violations des articles 3, 5, 6, 13 et 25 de la Convention (art. 3,
art. 5, art. 6, art. 13, art. 25), et de de?clarer que ces violations
se trouvaient aggrave?es par le fait que les mesures incrimine?es
correspondaient a? une pratique administrative. Il a e?galement re?clame?
une satisfaction e?quitable au titre de l’article 50 de la Convention
(art. 50).
EN DROIT
I. APPRECIATION DES FAITS PAR LA COUR
38. La Cour rappelle sa jurisprudence constante d’apre?s laquelle
le syste?me de la Convention confie en premier lieu a? la Commission
l’e?tablissement et la ve?rification des faits (articles 28 par. 1 et 31)
(art. 28-1, art. 31). Si la Cour n’est pas lie?e par les constatations
du rapport et demeure libre d’appre?cier les faits elle-même a? la
lumie?re de tous les e?le?ments qu’elle posse?de, elle n’use de ses propres
pouvoirs en la matie?re que dans des circonstances exceptionnelles
(arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil des
arrêts et de?cisions 1996-IV, p. 1214, par. 78).
39. En l’espe?ce, il e?chet de rappeler que la Commission a formule?
ses constatations de fait apre?s qu’une de?le?gation eut entendu des
te?moins en Turquie a? deux reprises, en sus des audiences tenues a?
Strasbourg (paragraphe 23 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour
estime qu’il lui faut accepter les faits e?tablis par la Commission
(voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres pre?cite?, p. 1214,
par. 81).
40. C’est donc par rapport a? ceux-ci (paragraphe 23 ci-dessus)
qu’elle doit examiner l’exception pre?liminaire du Gouvernement et les
griefs formule?s par le reque?rant sur le terrain de la Convention.
II. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
A. The?ses de?fendues par les comparants devant la Cour
41. Le Gouvernement invite la Cour a? rejeter le grief e?nonce? par
le reque?rant sous l’angle de l’article 3 de la Convention (art. 3), au
motif que, contrairement a? ce qu’exige l’article 26 de la Convention
(art. 26), l’inte?resse? aurait omis d’e?puiser les voies de recours
internes qui s’offraient a? lui. L’article 26 (art. 26) est ainsi
libelle?:
“La Commission ne peut être saisie qu’apre?s l’e?puisement des
voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les
principes de droit international ge?ne?ralement reconnus et dans
le de?lai de six mois, a? partir de la date de la de?cision
interne de?finitive.”
Le reque?rant (paragraphe 3 ci-dessus), a? l’avis duquel la
Commission souscrit, soutient qu’il a fait tout ce que l’on pouvait
attendre de lui pour e?puiser les voies de recours internes.
42. D’apre?s le Gouvernement, la re?gle relative a? l’e?puisement des
voies de recours internes est clairement e?tablie en droit international
et dans la jurisprudence des organes de la Convention. Elle imposait
au reque?rant d’exercer tous les recours internes a? moins qu’ils ne lui
offrissent aucune chance de succe?s. En fait, M. A. aurait pu
exercer trois types diffe?rents de recours internes: une plainte au
pe?nal, une action au civil et/ou un recours administratif
(paragraphes 24-28 ci-dessus).
43. En ce qui concerne la premie?re de ces options, le Gouvernement
soutient que le reque?rant aurait pu se plaindre, aupre?s du procureur
qui l’avait vu le 10 de?cembre 1992, des mauvais traitements
pre?tendument subis par lui (paragraphe 18 ci-dessus). Or M. A.
n’aurait indique?, ni a? cette occasion ni a? aucun moment par la suite,
qu’il avait endure? des se?vices pendant sa garde a? vue.
Les articles 243 et 245 du code pe?nal, qui s’appliquaient sur
l’ensemble du territoire turc, re?primaient l’utilisation de la torture
et des mauvais traitements pour extorquer des aveux (paragraphe 24
ci-dessus). Le de?cret-loi n? 285 relatif a? la re?gion soumise a? l’e?tat
d’urgence transfe?rait des procureurs aux conseils administratifs le
pouvoir de mener des enquêtes au sujet d’infractions pe?nales impute?es
a? des agents publics (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, les
de?cisions de classement sans suite des conseils administratifs
faisaient toujours l’objet d’un contrôle par la
Cour administrative suprême. A cet e?gard, le Gouvernement soumet une
se?rie d’arrêts infirmant des ordonnances prononce?es par des
conseils administratifs dans la re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence et
prescrivant l’engagement de poursuites pe?nales contre des membres de
la gendarmerie et de la police de se?curite? en rapport avec des
alle?gations de mauvais traitements a? de?tenus, ainsi que d’autres
de?cisions relatives aux peines a? appliquer pour des formes analogues
d’actes ille?gitimes.
44. Ne?anmoins, le Gouvernement admet que le de?pôt d’une plainte au
pe?nal n’e?tait peut-être pas le recours le plus approprie? dans une
affaire de ce type, en raison de l’accent place? sur les droits de
l’accuse? par rapport a? ceux du plaignant. Aussi attire-t-il
l’attention de la Cour sur l’existence d’un recours administratif,
pre?vu a? l’article 125 de la Constitution turque (paragraphe 27
ci-dessus). Pour obtenir re?paration au titre de cette disposition, il
suffisait a? un particulier de de?montrer l’existence d’un lien de
causalite? entre les actes commis par l’administration et le pre?judice
subi par lui; il n’e?tait pas besoin de prouver qu’un agent public avait
commis des actes ille?gitimes graves. A cet e?gard, le Gouvernement
soumet des exemples de de?cisions administratives ou? re?paration a e?te?
accorde?e dans des cas de de?ce?s dû a? des tortures inflige?es pendant une
garde a? vue.
45. Le Gouvernement soutient en outre que M. A. aurait pu
intenter, au civil, une action en dommages-inte?rêts. La? encore, il
renvoie a? une se?rie de de?cisions e?manant de juridictions internes, dont
un arrêt rendu par la Cour de cassation dans une affaire concernant une
demande de dommages-inte?rêts pour torture, ou? la haute juridiction
estima que les infractions commises par les membres des forces de
se?curite? e?taient re?gies par le code des obligations et que, en vertu
de l’article 53 de celui-ci, un acquittement prononce? pour manque de
preuves a? l’issue d’une proce?dure au pe?nal ne liait pas les
juridictions civiles.
46. Tout en ne niant pas que les recours cite?s par le Gouvernement
fassent formellement partie du syste?me judiciaire turc, le
reque?rant affirme que dans la re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence ils
sont illusoires, inade?quats et ineffectifs, la torture et la privation
de recours effectifs correspondant a? une pratique administrative.
En particulier, des rapports e?manant d’un certain nombre
d’organes internationaux et montrant que les tortures a? de?tenus
continuent d’être syste?matiques et tre?s re?pandues en Turquie
soule?veraient des questions au sujet de la volonte? de l’Etat de mettre
fin a? cette pratique. A cet e?gard, le reque?rant renvoie a? la
De?claration publique relative a? la Turquie adopte?e le 15 de?cembre 1992
par le Comite? europe?en pour la pre?vention de la torture, au re?sume? des
re?sultats de la proce?dure concernant l’enquête sur la Turquie publie?s
le 9 novembre 1993 par le Comite? des Nations unies contre la torture,
et au rapport e?tabli en 1995 par le Rapporteur spe?cial des
Nations unies sur la torture (E/CN.4/1995/34).
47. Il y aurait, de la part des autorite?s de l’Etat, une politique
consistant a? nier que des tortures aient jamais lieu, qui rendrait la
tâche extrêmement difficile aux victimes cherchant a? obtenir re?paration
et a? voir les responsables traduits en justice. Par exemple, il serait
actuellement impossible aux individus affirmant avoir subi des tortures
d’obtenir des rapports me?dicaux prouvant l’e?tendue de leurs blessures,
car le service de me?decine le?gale aurait e?te? re?organise? et les me?decins
qui de?livraient auparavant semblables rapports auraient e?te? soit
menace?s soit transfe?re?s dans une autre re?gion. Les procureurs exerçant
leurs fonctions dans la re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence omettraient
re?gulie?rement d’ouvrir des investigations au sujet d’alle?gations de
violations des droits de l’homme et refuseraient même fre?quemment de
recevoir les plaintes. Les enquêtes qui seraient mene?es seraient
entache?es de partialite? et inade?quates. De surcroît, les avocats et
autres personnes agissant au nom des victimes feraient l’objet de
menaces, d’intimidation et de poursuites abusives, et les repre?sailles
fre?quemment exerce?es a? l’encontre des plaignants dissuaderaient les
particuliers d’exercer les voies de recours internes.
Dans ces conditions, le reque?rant soutient qu’on ne devrait pas
lui tenir grief de n’avoir pas e?puise? les voies de recours internes
avant de de?poser une requête a? Strasbourg.
48. En tout e?tat de cause, le reque?rant affirme qu’il avait informe?
le procureur le 10 de?cembre 1992 des tortures subies par lui
(paragraphe 18 ci-dessus) et que, même s’il ne l’avait pas fait, le
magistrat aurait pu facilement se rendre compte qu’il n’avait pas
l’usage normal de ses mains.
L’omission par le procureur d’engager des poursuites pe?nales
avait rendu extrêmement difficile l’exercice par le reque?rant d’un
quelconque recours interne. Il ne lui e?tait pas possible
d’entreprendre des de?marches pour s’assurer qu’une proce?dure avait e?te?
engage?e au pe?nal, par exemple en attaquant devant les
tribunaux administratifs une de?cision de ne pas poursuivre
(paragraphe 26 ci-dessus), car l’absence d’enquête impliquait celle
d’une de?cision formelle de classement sans suite. De surcroît, ladite
omission re?duisait ses chances de l’emporter au terme d’une proce?dure
civile ou administrative, car dans l’une comme dans l’autre il aurait
dû prouver qu’il avait e?te? victime de tortures et, en pratique, il lui
aurait fallu une de?cision d’un juge re?pressif e?tablissant ce fait.
49. Enfin, l’inte?resse? rappelle a? la Cour qu’aucun recours n’e?tait
disponible, même en the?orie, pour ce qui est de son grief relatif a? la
dure?e de sa de?tention sans contrôle judiciaire, puisque celle-ci e?tait
parfaitement le?gale au regard de la le?gislation interne (paragraphe 29
ci-dessus).
50. La Commission estime que le reque?rant a subi des le?sions
pendant sa garde a? vue (paragraphe 23 ci-dessus). Il en re?sulterait
que, a? de?faut de pouvoir e?tablir exactement ce qui s’est produit lors
de l’entretien du reque?rant avec le procureur le 10 de?cembre 1992, il
doit indubitablement y avoir eu des e?le?ments qui auraient dû amener ce
dernier a? ouvrir une enquête ou, a? tout le moins, a? essayer d’obtenir
de plus amples informations concernant l’e?tat de sante? du reque?rant et
le traitement auquel il avait e?te? soumis. M. A. aurait fait tout
ce qu’on pouvait attendre de lui dans les circonstances de l’espe?ce,
eu e?gard notamment aux faits qu’il avait dû se sentir vulne?rable apre?s
sa de?tention et ses se?vices, et qu’il souffrait de proble?mes de sante?
qui avaient ne?cessite? son hospitalisation apre?s son e?largissement. Les
menaces qu’il disait avoir reçues apre?s avoir de?pose? sa requête aupre?s
de la Commission et son de?ce?s dans des circonstances sur lesquelles
toute la lumie?re n’a pu être faite seraient des e?le?ments
supple?mentaires donnant a? penser que l’exercice des voies de recours
internes aurait pu comporter des risques.
Eu e?gard a? sa conclusion selon laquelle le reque?rant a fait
tout ce qu’on pouvait attendre de lui pour e?puiser les voies de recours
internes, la Commission a de?cide? qu’il ne s’imposait pas de de?terminer
s’il existait, de la part des autorite?s turques, une pratique
administrative tole?rant les violations des droits de l’homme.
B. L’appre?ciation de la Cour
51. La Cour rappelle que la re?gle de l’e?puisement des voies de
recours internes e?nonce?e a? l’article 26 de la Convention (art. 26)
impose aux personnes de?sireuses d’intenter contre l’Etat une action
devant un organe judiciaire ou arbitral international l’obligation
d’utiliser auparavant les recours qu’offre le syste?me juridique de leur
pays. Les Etats n’ont donc pas a? re?pondre de leurs actes devant un
organisme international avant d’avoir eu la possibilite? de redresser
la situation dans leur ordre juridique interne. Cette re?gle se fonde
sur l’hypothe?se, objet de l’article 13 de la Convention (art. 13) –
avec lequel elle pre?sente d’e?troites affinite?s -, que l’ordre interne
offre un recours effectif pour la violation alle?gue?e, inde?pendamment
de l’incorporation ou non dans l’ordre interne des dispositions de la
Convention. De la sorte, elle constitue un aspect important du
principe voulant que le me?canisme de sauvegarde instaure? par la
Convention revête un caracte?re subsidiaire par rapport aux syste?mes
nationaux de garantie des droits de l’homme (arrêt Akdivar et autres
cite? au paragraphe 38 ci-dessus, p. 1210, par. 65).
52. Dans la cadre de l’article 26 (art. 26), un reque?rant doit se
pre?valoir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui
permettre d’obtenir re?paration des violations qu’il alle?gue. Ces
recours doivent exister a? un degre? suffisant de certitude, en pratique
comme en the?orie, sans quoi leur manquent l’effectivite? et
l’accessibilite? voulues.
Cependant, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni
ade?quats ni effectifs. De plus, selon les “principes de droit
international ge?ne?ralement reconnus”, certaines circonstances
particulie?res peuvent dispenser le reque?rant de l’obligation d’e?puiser
les voies de recours internes qui s’offrent a? lui. Cette re?gle ne
s’applique pas non plus lorsque est prouve?e une pratique administrative
consistant dans la re?pe?tition d’actes interdits par la Convention et
la tole?rance officielle de l’Etat, de sorte que toute proce?dure serait
vaine ou ineffective (arrêt Akdivar et autres pre?cite?, p. 1210,
paras. 66 et 67).
53. La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette re?gle en tenant
dûment compte du contexte: le me?canisme de sauvegarde des droits de
l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. Elle
a ainsi reconnu que l’article 26 (art. 26) doit s’appliquer avec une
certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis
que la re?gle de l’e?puisement des voies de recours internes ne
s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un
caracte?re absolu; en en contrôlant le respect, il faut avoir e?gard aux
circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit
tenir compte de manie?re re?aliste non seulement des recours pre?vus en
the?orie dans le syste?me juridique de la Partie contractante concerne?e,
mais e?galement du contexte juridique et politique dans lequel ils se
situent ainsi que de la situation personnelle du reque?rant
(arrêt Akdivar et autres pre?cite?, p. 1211, par. 69).
54. La Cour note que le droit turc pre?voit des recours pe?naux,
civils et administratifs contre les mauvais traitements inflige?s a? des
de?tenus par des agents de l’Etat et elle a e?tudie? avec inte?rêt les
re?sume?s de de?cisions de justice traitant de questions analogues fournis
par le Gouvernement (paragraphes 43-45 ci-dessus). Toutefois, ainsi
qu’elle l’a releve? ci-dessus (paragraphe 53), il ne lui importe pas
seulement, en l’espe?ce, de savoir si les recours internes disponibles
e?taient, d’une manie?re ge?ne?rale, effectifs ou ade?quats; il lui faut
e?galement rechercher si, compte tenu de l’ensemble des circonstances
de l’espe?ce, le reque?rant a fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement
attendre de lui pour e?puiser les voies de recours internes.
55. Aux fins de cet examen, la Cour rappelle qu’elle a de?cide?
d’accepter les constatations de fait e?nonce?es par la Commission en
l’espe?ce (paragraphes 39-40 ci-dessus). Celle-ci a estime?
(paragraphe 50 ci-dessus) que le reque?rant souffrait d’une paralysie
radiale bilate?rale a? l’e?poque de son entretien avec le procureur.
56. La Cour conside?re que, a? admettre même que le reque?rant ne se
soit pas plaint aupre?s du procureur des mauvais traitements subis au
cours de sa garde a? vue, les blessures que ceux-ci avaient provoque?es
devaient être parfaitement visibles lors de l’entretien. Or le
procureur choisit de ne pas s’enque?rir de la nature, de l’e?tendue et
de la cause de ces blessures, alors qu’en droit turc il avait
l’obligation d’enquêter (paragraphe 26 ci-dessus).
Il e?chet de rappeler que cette omission de la part du procureur
eut lieu apre?s que M. A. eut e?te? garde? a? vue pendant au moins
quatorze jours sans avoir acce?s a? une assistance ou a? un soutien
d’ordre juridique ou me?dical. Pendant ce laps de temps, il avait subi
des le?sions graves ne?cessitant un traitement en milieu hospitalier
(paragraphe 23 ci-dessus). Ces circonstances suffisaient, a? elles
seules, a? lui inspirer un sentiment de vulne?rabilite?, d’impuissance et
d’appre?hension face aux repre?sentants de l’Etat. On conçoit qu’ayant
vu que le procureur s’e?tait rendu compte de ses blessures mais s’e?tait
abstenu d’agir a? cet e?gard, le reque?rant se soit mis a? croire qu’il ne
pouvait espe?rer susciter l’inte?rêt et obtenir satisfaction par les
voies de droit internes.
57. La Cour conclut de?s lors qu’il y avait des circonstances
spe?ciales libe?rant M. A. de son obligation d’e?puiser les voies de
recours internes. Etant parvenue a? cette conclusion, elle ne juge pas
ne?cessaire de se pencher sur le grief du reque?rant selon lequel il
existerait, au me?pris de la Convention, une pratique administrative
d’obstruction aux recours.
III. SUR LE FOND
A. Sur la violation alle?gue?e de l’article 3 de la Convention
(art. 3)
58. Le reque?rant affirme qu’il a e?te? soumis a? des traitements
contraires a? l’article 3 de la Convention (art. 3), aux termes duquel
“Nul ne peut être soumis a? la torture ni a? des peines ou
traitements inhumains ou de?gradants.”
Le Gouvernement juge les alle?gations de mauvais traitements
de?pourvues de fondement. La Commission, en revanche, conclut que le
reque?rant a e?te? torture?.
59. Le Gouvernement formule diverses objections concernant la
manie?re dont la Commission a appre?cie? les preuves. Il attire
l’attention sur une se?rie d’e?le?ments qui, d’apre?s lui, auraient dû
susciter des doutes se?rieux relativement a? la question de savoir si
M. A. avait, comme il le pre?tend, subi des mauvais traitements.
Par exemple, il se demande pourquoi le reque?rant ne s’est pas
plaint aupre?s du procureur d’avoir e?te? torture? (paragraphe 18
ci-dessus) et comprend difficilement pourquoi, si l’inte?resse? a
effectivement e?te? soumis a? la torture, il n’a pas fait d’aveux. Il
trouve e?galement suspect que l’inte?resse? ait attendu cinq jours apre?s
sa sortie de garde a? vue pour se mettre en rapport avec l’hôpital
(paragraphe 19 ci-dessus) et fait observer que l’on ne peut pre?sumer
que rien de fâcheux ne s’est produit dans l’intervalle. Enfin, il
soule?ve une se?rie de points relatifs aux preuves me?dicales, et
notamment les faits que le reque?rant emporta avec lui son dossier
me?dical a? sa sortie de l’hôpital et qu’il n’y a pas de preuves
me?dicales de brûlures ou d’autres marques qu’auraient laisse?es les
de?charges e?lectriques.
60. Le reque?rant se plaint d’avoir subi divers se?vices. On
l’aurait maintenu les yeux bande?s pendant ses interrogatoires, ce qui
aurait affecte? son sens de l’orientation; il aurait e?te? suspendu par
les bras, mains lie?es dans le dos (“pendaison palestinienne”); on lui
aurait administre? des de?charges e?lectriques dont l’effet aurait e?te?
exacerbe? par le de?versement d’eau sur son corps; enfin, il aurait e?te?
battu, gifle? et injurie?. Il se re?fe?re aux preuves me?dicales e?manant
de la faculte? de me?decine de l’universite? de Dicle et d’apre?s
lesquelles il souffrait de le?sions aux plexus brachiaux a? l’e?poque de
son admission a? l’hôpital (paragraphe 19 ci-dessus). Or la pendaison
palestinienne e?tait susceptible de provoquer pareilles le?sions.
D’apre?s l’inte?resse?, le traitement incrimine? est suffisamment
grave pour emporter la qualification de torture; il lui aurait e?te?
inflige? aux fins de l’inciter a? admettre qu’il connaissait l’homme qui
l’avait identifie?.
De surcroît, les conditions dans lesquelles il a e?te? de?tenu
(paragraphe 13 ci-dessus) et la crainte d’être torture? e?prouve?e par lui
en permanence pendant sa garde a? vue s’analyseraient en un traitement
inhumain.
61. Ayant de?cide? d’accepter les constatations de fait e?nonce?es par
la Commission (paragraphes 39-40 ci-dessus), la Cour conside?re que
lorsqu’un individu est place? en garde a? vue alors qu’il se trouve en
bonne sante? et que l’on constate qu’il est blesse? au moment de sa
libe?ration, il incombe a? l’Etat de fournir une explication plausible
pour l’origine des blessures, a? de?faut de quoi l’article 3 de la
Convention (art. 3) trouve manifestement a? s’appliquer (arrêts Tomasi
c. France du 27 août 1992, se?rie A n? 241-A, pp. 40-41, paras. 108-111,
et Ribitsch c. Autriche du 4 de?cembre 1995, se?rie A n? 336, p. 26,
par. 34).
62. L’article 3 (art. 3), la Cour l’a dit a? maintes reprises,
consacre l’une des valeurs fondamentales des socie?te?s de?mocratiques.
Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre
le terrorisme et le crime organise?, la Convention prohibe en termes
absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou
de?gradants. L’article 3 (art. 3) ne pre?voit pas de restrictions, en
quoi il contraste avec la majorite? des clauses normatives de la
Convention et des Protocoles nos 1 et 4 (P1, P4), et d’apre?s
l’article 15 par. 2 (art. 15-2) il ne souffre nulle de?rogation, même
en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Irlande
c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, se?rie A n? 25, p. 65, par. 163,
Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, se?rie A n? 161, p. 34,
par. 88, et Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V,
p. 1855, par. 79).
63. Pour de?terminer s’il y a lieu de qualifier de torture une forme
particulie?re de mauvais traitements, la Cour doit avoir e?gard a? la
distinction, que comporte l’article 3 (art. 3), entre cette notion et
celle de traitements inhumains ou de?gradants. Ainsi qu’elle l’a releve?
pre?ce?demment, cette distinction paraît avoir e?te? consacre?e par la
Convention pour marquer d’une spe?ciale infamie des traitements
inhumains de?libe?re?s provoquant de fort graves et cruelles souffrances
(arrêt Irlande c. Royaume-Uni pre?cite?, p. 66, par. 167).
64. La Cour rappelle que la Commission a constate?, entre autres,
que le reque?rant avait e?te? soumis a? la “pendaison palestinienne”, ce
qui signifie qu’on lui avait ôte? tous ses vêtements et lie? les mains
dans le dos, puis qu’on l’avait suspendu par les bras (paragraphe 23
ci-dessus).
D’apre?s la Cour, ce traitement ne peut avoir e?te? inflige? que
de?libe?re?ment; en effet, sa re?alisation exigeait une dose de pre?paration
et d’entraînement. Il apparaît avoir e?te? administre? dans le but
d’obtenir du reque?rant des aveux ou des informations. Hormis les
graves souffrances qu’il doit avoir cause?es a? l’inte?resse? a? l’e?poque,
les preuves me?dicales montrent qu’il conduisit a? une paralysie des
deux bras qui mit un certain temps avant de disparaître (paragraphe 23
ci-dessus). La Cour estime que ce traitement e?tait d’une nature
tellement grave et cruelle que l’on ne peut le qualifier que de
torture.
Eu e?gard a? la gravite? de ce constat, il ne s’impose pas pour
la Cour d’examiner les dole?ances du reque?rant concernant d’autres
formes de se?vices.
En conclusion, il y a eu violation de l’article 3 de la
Convention (art. 3).
B. Sur la violation alle?gue?e de l’article 5 par. 3 de la
Convention (art. 5-3)
65. Le reque?rant, a? l’avis duquel la Commission souscrit, alle?gue
que sa de?tention a viole? l’article 5 par. 3 de la Convention
(art. 5-3). La partie pertinente de l’article 5 (art. 5) est ainsi
libelle?e:
“1. Toute personne a droit a? la liberte? et a? la sûrete?. Nul
ne peut être prive? de sa liberte?, sauf dans les cas suivants
et selon les voies le?gales:
(…)
c) s’il a e?te? arrête? et de?tenu en vue d’être conduit
devant l’autorite? judiciaire compe?tente, lorsqu’il y a des
raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction
(…)
(…)
3. Toute personne arrête?e ou de?tenue, dans les conditions
pre?vues au paragraphe 1 c) du pre?sent article (art. 5-1-c),
doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre
magistrat habilite? par la loi a? exercer des fonctions
judiciaires (…)”
66. La Cour rappelle ce qu’elle a de?cide? dans l’affaire
Brogan et autres c. Royaume-Uni (arrêt du 29 novembre 1988, se?rie A
n? 145-B, p. 33, par. 62): une pe?riode de garde a? vue de quatre jours
et six heures sans contrôle judiciaire va au-dela? des strictes limites
de temps permises par l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Il en re?sulte
clairement que la pe?riode de quatorze jours ou plus pendant laquelle
M. A. a e?te? de?tenu sans être traduit devant un juge ou un autre
magistrat ne remplissait pas l’exigence de promptitude.
67. Ne?anmoins, le Gouvernement affirme que, nonobstant ces
conside?rations, il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 3
(art. 5-3), eu e?gard a? la de?rogation notifie?e par la Turquie
conforme?ment a? l’article 15 de la Convention (art. 15), aux termes
duquel,
“1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public
menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie Contractante
peut prendre des mesures de?rogeant aux obligations pre?vues par
la (…) Convention, dans la stricte mesure ou? la situation
l’exige et a? la condition que ces mesures ne soient pas en
contradiction avec les autres obligations de?coulant du
droit international.
2. La disposition pre?ce?dente (art. 15-1) n’autorise aucune
de?rogation a? l’article 2 (art. 2), sauf pour le cas de de?ce?s
re?sultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3,
4 (paragraphe 1) et 7 (art. 3, art. 4-1, art. 7).
3. Toute Haute Partie Contractante qui exerce ce droit de
de?rogation tient le Secre?taire Ge?ne?ral du Conseil de l’Europe
pleinement informe? des mesures prises et des motifs qui les ont
inspire?es. Elle doit e?galement informer le Secre?taire Ge?ne?ral
du Conseil de l’Europe de la date a? laquelle ces mesures ont
cesse? d’être en vigueur et les dispositions de la Convention
reçoivent de nouveau pleine application.”
Le reque?rant rappelle a? la Cour que la Turquie a de?roge? aux
obligations de?coulant pour elle de l’article 5 de la Convention
(art. 5) le 5 mai 1992 (paragraphe 33 ci-dessus).
1. De?marche de la Cour
68. La Cour rappelle qu’il incombe a? chaque Etat contractant,
responsable de “la vie de [sa] nation”, de de?terminer si un
“danger public” la menace et, dans l’affirmative, jusqu’ou? il faut
aller pour essayer de le dissiper. En contact direct et constant avec
les re?alite?s pressantes du moment, les autorite?s nationales se trouvent
en principe mieux place?es que le juge international pour se prononcer
sur la pre?sence de pareil danger, comme sur la nature et l’e?tendue des
de?rogations ne?cessaires pour le conjurer. Partant, on doit leur
laisser en la matie?re une ample marge d’appre?ciation.
Les Etats ne jouissent pas pour autant d’un pouvoir illimite?
en ce domaine. La Cour a compe?tence pour de?cider, notamment, s’ils ont
exce?de? la “stricte mesure” des exigences de la crise. La marge
nationale d’appre?ciation s’accompagne donc d’un contrôle europe?en.
Quand elle exerce celui-ci, la Cour doit en même temps attacher le
poids qui convient a? des facteurs pertinents tels que la nature des
droits touche?s par la de?rogation, la dure?e de l’e?tat d’urgence et les
circonstances qui l’ont cre?e? (arrêt Brannigan et McBride c. Royaume-Uni
du 26 mai 1993, se?rie A n? 258-B, pp. 49-50, par. 43).
2. Sur l’existence d’un danger public menaçant la vie de la
nation
69. Le Gouvernement, rejoint par la Commission sur ce point,
soutient qu’il y avait, dans le Sud-Est de la Turquie, un danger public
“menaçant la vie de la nation”. Le reque?rant ne conteste pas cette
appre?ciation, même s’il affirme que pour l’essentiel il s’agit la? d’une
question qu’il appartient aux organes de la Convention de trancher.
70. La Cour conside?re, a? la lumie?re de l’ensemble des e?le?ments dont
elle dispose, que l’ampleur et les effets particuliers de l’activite?
terroriste du PKK dans le Sud-Est de la Turquie ont indubitablement
cre?e?, dans la re?gion concerne?e, un “danger public menaçant la vie de
la nation” (voir, mutatis mutandis, les arrêts Lawless c. Irlande du
1er juillet 1961, se?rie A n? 3, p. 56, par. 28, Irlande c. Royaume-Uni
pre?cite?, p. 78, par. 205, et Brannigan et McBride pre?cite?, p. 50,
par. 47).
3. Sur le point de savoir si les mesures e?taient strictement
exige?es par la situation
a) La dure?e de la de?tention hors contrôle
71. D’apre?s le Gouvernement, le reque?rant a e?te? arrête? le
26 novembre 1992, avec treize autres personnes, au motif qu’on le
soupçonnait d’aider et de soutenir les terroristes du PKK, d’être
membre de la section de Kiziltepe du PKK et de distribuer des tracts
de ce parti (paragraphe 12 ci-dessus). Il a e?te? de?tenu pendant
quatorze jours, en conformite? avec le droit turc, qui permet, dans la
re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence, la de?tention pour une pe?riode
maximale de trente jours d’une personne soupçonne?e d’avoir participe?
a? une infraction collective (paragraphe 29 ci-dessus).
72. Le Gouvernement explique que l’endroit ou? le reque?rant fut
arrête? et de?tenu faisait partie de la zone couverte par la de?rogation
turque (paragraphes 31-33 ci-dessus). Celle-ci serait ne?cessaire et
justifie?e, eu e?gard a? l’ampleur et a? la gravite? de l’activite?
terroriste du PKK en Turquie, spe?cialement dans le Sud-Est du pays.
Les enquêtes au sujet d’infractions terroristes confronteraient les
autorite?s avec des proble?mes particuliers, ainsi que la Cour l’a
reconnu dans le passe?, de?s lors que les membres des organisations
terroristes seraient passe?s maîtres dans l’art de re?sister aux
interrogatoires, disposeraient de re?seaux de soutien secrets et
auraient acce?s a? des ressources conside?rables. La collecte et la
ve?rification des preuves dans une vaste re?gion aux prises avec une
organisation terroriste be?ne?ficiant d’un soutien strate?gique et
technique de pays voisins ne?cessiteraient beaucoup de temps et
d’efforts. Ces difficulte?s rendraient impossible l’organisation d’un
contrôle judiciaire pendant la garde a? vue des suspects.
73. Le reque?rant affirme qu’il fut place? en de?tention le
24 novembre 1992, pour être relâche? le 10 de?cembre 1992. D’apre?s lui,
la pratique consistant a? postdater les arrestations serait monnaie
courante dans la re?gion soumise a? l’e?tat d’urgence.
74. Tout en ne pre?sentant pas d’arguments de?taille?s contre la
validite? de la de?rogation turque dans son ensemble, l’inte?resse? met en
doute la ne?cessite?, dans le Sud-Est de la Turquie, de maintenir des
suspects en de?tention pendant quatorze jours ou plus sans contrôle
judiciaire. D’apre?s lui, les juges dans le Sud-Est de la Turquie ne
courraient aucun risque s’ils avaient la faculte? et l’obligation de
contrôler la le?galite? des de?tentions a? des intervalles plus rapproche?s.
75. La Commission n’ayant pu e?tablir avec certitude si le reque?rant
a e?te? place? en de?tention le 24 novembre 1992, comme il l’affirme, ou
le 26 novembre 1992, comme l’alle?gue le Gouvernement, elle a pris pour
point de de?part de son raisonnement que l’inte?resse? avait e?te? de?tenu
pendant au moins quatorze jours sans être traduit devant un juge ou un
autre magistrat habilite? par la loi a? exercer des fonctions
judiciaires.
76. La Cour souligne l’importance de l’article 5 (art. 5) dans le
syste?me de la Convention: il consacre un droit fondamental de l’homme,
la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat
a? sa liberte?. Le contrôle judiciaire de pareille inge?rence de
l’exe?cutif constitue un e?le?ment essentiel de la garantie de
l’article 5 par. 3 (art. 5-3), conçue pour re?duire au minimum le risque
d’arbitraire et assurer la pre?e?minence du droit (arrêt Brogan et autres
pre?cite?, p. 32, par. 58). De surcroît, une prompte intervention
judiciaire peut conduire a? la de?tection et a? la pre?vention de se?vices
graves, qui, la Cour l’a dit ci-dessus (paragraphe 62), sont prohibe?s
par la Convention en termes absolus, non susceptibles de de?rogation.
77. Dans l’arrêt Brannigan et McBride (cite? au paragraphe 68
ci-dessus), la Cour a juge? que le gouvernement britannique n’avait pas
exce?de? sa marge d’appre?ciation en de?rogeant aux obligations de?coulant
pour lui de l’article 5 de la Convention (art. 5) par des dispositions
autorisant la de?tention sans contrôle judiciaire, pendant une pe?riode
maximale de sept jours, de personnes soupçonne?es d’infractions
terroristes.
En l’espe?ce, le reque?rant a e?te? de?tenu pendant au moins
quatorze jours sans être traduit devant un juge ou un autre magistrat.
Le Gouvernement cherche a? justifier cette mesure par les exigences
particulie?res des enquêtes de police dans une vaste re?gion aux prises
avec une organisation terroriste recevant un soutien de l’exte?rieur
(paragraphe 72 ci-dessus).
78. Si la Cour estime – elle l’a dit a? plusieurs reprises par le
passe? (voir, par exemple, l’arrêt Brogan et autres pre?cite?) – que les
enquêtes au sujet d’infractions terroristes confrontent indubitablement
les autorite?s a? des proble?mes particuliers, elle ne saurait admettre
qu’il soit ne?cessaire de de?tenir un suspect pendant quatorze jours sans
intervention judiciaire. Cette pe?riode exceptionnellement longue a
laisse? le reque?rant a? la merci non seulement d’atteintes arbitraires
a? son droit a? la liberte?, mais e?galement de la torture (paragraphe 64
ci-dessus). De surcroît, le Gouvernement n’a pas e?nonce? devant la Cour
de raisons de?taille?es expliquant pourquoi la lutte contre le terrorisme
dans le Sud-Est de la Turquie rendrait impraticable toute intervention
judiciaire.
b) Sur les garanties
79. Le Gouvernement souligne que tant la de?rogation que le
syste?me juridique turc fournissaient des garanties suffisantes pour
prote?ger les droits de l’homme. Ainsi, la de?rogation elle-même e?tait
limite?e au strict minimum requis par la lutte contre le terrorisme; la
loi pre?voyait une dure?e maximale de garde a? vue, et le consentement
d’un procureur e?tait ne?cessaire si la police souhaitait placer un
suspect en de?tention provisoire au-dela? de cette dure?e. La torture
e?tait interdite par l’article